mercredi 4 mars 2015




 
Jupon en l'air
Bouton au vent
L'outrage aux bonnes mœurs
fait blêmir l'hiver
 Las des érections du printemps

lundi 2 mars 2015

Enterrer les morts et réparer les vivants.


Décembre 2014, la petite fille passe une nuit blanche à lire Réparer les vivants. Elle se dit qu’elle aurait bien aimé écrire ce livre. 

Le 7 janvier 2015, dix sept personnes meurent assassinées lors des attentats de Charlie Hebdo. 

Les mots restent coincés dans la gorge de la gamine. 

Elle rejoint les millions d’hommes et de femmes qui marchent sans slogan. Elle sait cette rémission sans espoir, ce qui la rend encore plus belle et absurde à la fois. 

Pendant ce temps, le chaos caresse le silence pour mieux le poignarder dans le dos. Car déjà les mots s’animent dans les cœurs fébriles et, nourris à la mamelle des horreurs, se parent de reflets nouveaux, étrangement rouges, presque sales. Car, peu à peu, les bouches se sont ouvertes et des phrases affreuses en sont sorties comme de cratères. La contrition des uns a le goût des cendres, la clameur et le réquisitoire des autres celui du sang. 

Regardez-les, ces vilains mots qui s’affolent en flammèches, épées lancées contre boucliers, cuirasses blindées contre glaives acérés. Des glaives ou des glaires, la petite-fille ne sait plus trop car ce qui se crache dans les journaux, se déverse sur les écrans ou coule de la bouche de certains de ses amis est aussi dur que le fer et mou que la merde. 

La petite fille reste muette. 

Ses yeux rougissent à force de lire des articles, les commentaires sous ces articles, les statuts Facebook et les commentaires sous ces statuts, les statuts qui conseillent des articles et les articles conseillés par ces statuts sans parler des commentaires sous les articles conseillés par ces statuts… 
A force de s’amonceler, les mots ont formé des grappes confuses, s’agglomérant en amas disloqués, monceau de sens au rebut.

         -  Ding dong, bonjour monsieur le ferrailleur, y a du boulot pour vous !
     - Ah mais désolé ma petite dame, on ne se déplace plus dans ce merdier, les mots n’y valent plus rien.

Les mots ne valent plus rien ?…

De peur, les siens se sont tapis encore plus au fond de sa gorge.

Plus rien… D’ailleurs, elle n’écrit plus. Plus rien.

Mais qu'est-ce qu'elle compte!

Les likes (dites laïque)  puisque c’est devenu la compétition - tu m’aimes un peu, beaucoup, passionnément, à la folie ? - Non, pas du tout. Parce qu’on se déteste tous finalement. Finies les marches coude à coude, sans slogan, on lutte désormais à coup de formules assassines. Je te paternalise, te ridiculise, ferme mes écoutilles, t’accule, si encore on s’enculait ce serait plus gai mais non, les corps ne se touchent plus, on se fait la guerre derrière l’écran. 

La petite fille voudrait appeler au secours mais les mots sont coincés derrière ses amygdales, serrés les uns contre les autres, paralysés. 

Alors le cow-boy, prend les choses en main.

   - Allô, monsieur le plombier, c’est pour un problème de tuyauterie.

Il lui explique l’affaire mais l’autre lui répond qu’il est au regret, que là, mon bon monsieur, c’est pas de la robinetterie classique... si, on est spécialiste de père en fils dans la famille, les siphon-furet-ventouse, on a ça dans dans le sang et le sac aussi, mais non, on n’a jamais, au grand jamais, débouché une bonne-femme (ricanement salace au bout du fil) et puis d’abord, avant de vouloir dégager une canalisation, faudrait s’informer de la nature  du bouchon, il a pensé à ça le bon monsieur?

- Ça lui en bouche un coin au bonhomme hein ? 

Il a raccroché sans attendre la réaction du cow boy. Furieux, le gaucho s’est rué sur la première chose qui lui passait sous le nez, un livre sur une étagère en l’occurrence, pour le balancer, de rage, contre le mur. 

La petite fille ne like pas et s’empresse de le ramasser. Sur la couverture, elle reconnaît le visage. 

Platonov

Elle se souvient du livre de Maylis de Kerangal. Celui qu'elle aurait bien aimé écrire. Dont elle  aurait aimé trouver le titre. Une putain de bonne idée que cet emprunt à Tchekhov, lorsque Voïnistev demande à Triletski, au-dessus du cadavre de Platonov: 

- Que faire Nikolaï ?  
- Enterrer les morts et réparer les vivants.

Les infinitifs sonnent avec la simplicité d’une recette de cuisine. Tchekhov a dix huit ans quand il écrit cet échange mais son génie éclate en brandon de lumière: la réplique de Triletski est à la fois réponse et interrogation, vaste question qu'aucun mode d’emploi ni tutoriel Youtube ne pourra jamais résoudre, car il est bienheureux celui qui sait comment réparer les vivants. 

Après le 7 janvier, il aurait fallu les réparer ces vivants, mais comme on n’avait aucun mode d’emploi ni tutoriel Youtube, on les a laissé déconner avec leurs cht’ars dans la tête et leur circuits endommagés.

Pourtant, la phrase de Triletski a fait son chemin dans les circuits accidentés de la petite-fille. Elle a résonné lors des coups de téléphone à Vodka, des discussions avec SaintPolys qui, lui non plus, n’avait plus écrit depuis les attentats. 

Ou plutôt si, et c’est là que cela devient intéressant. Il avait retranscrit une interview vidéo de Denis Lavant datée du 04/07/2012, dans laquelle il avait « fai[t] disparaître le corps, la voix, et m[is] des points de suspension à la place, donc. »  

Cela paraît tout con mais ne l’est pas. 

Parce que se concentre, dans ces trois petits points, toute la question du corps et de l’écriture. Écrire c'est accepter de faire disparaître son corps. Cela pose des questions passionnantes en ce qui concerne la littérature, dans la mesure où l'écriture, en devenant poésie - peauésie-  a le pouvoir de redonner chair aux mots, de mieux incarner la voix de l'auteur en désincarnant son corps. 
Mais il n'en va pas de même sur les réseaux sociaux. Cette disparition du corps y devient problématique. Outre le fait que l’intime y est public, il n’y a plus aucune main sur l’épaule pour accompagner la vanne un peu vacharde, plus d’yeux qui s'excusent ou cillent de colère. Le corps disparaît avec tout ce qui excède les mots, les contredit même parfois (et c’est tant mieux). Or, c’est précisément la disparition de ce langage non verbal qui pose les bases d’un échange pour le moins dérangeant et déséquilibré. 

C’est dit : plutôt que cent likes, la petite-fille préfère qu’on lui dise Ta gueule en lui versant une rasade de vin. 

Alors, pour commencer à réparer les vivants, elle a voulu se souvenir que son corps était en vie. 

Acte I, elle a clôturé son compte Facebook.

Acte II, elle s’est payé des coups en terrasse, a invité des copains à manger, s’est engueulée avec eux, réconciliée autour d’un verre, filé son rhume au cow-boy qui n'a pu l'accompagner au théâtre, y est allée seule, a donné la place du cow-boy à une inconnue, donc assisté à Platonov à côté d'une femme qui respirait fort, a tout de même accepté le verre de vin offert par cette dernière à l'entracte, puis replongé au cœur de ces trois heures trente six de parole incarnée, bon dieu que ça fait du bien, merci Les Possédés, encore bu des coups à L'Entresort, pris le chemin du retour au beau milieu de la nuit et s'est retrouvée, stupeur, bloquée par un groupe de lapins qui restaient là,  autour du cadavre de l'un des leurs, vraisemblablement heurté par une voiture, alors la petite fille s'est garée au bord de la route, a attrapé la bête par les oreilles pour vaguement l'enterrer sous des feuilles mortes avant de faire fuir les autres vers la forêt. 
Curieuse nuit. 

- Que faire Nikolaï ?  
- Enterrer les morts et réparer les vivants.

Le travail était en cours.

Acte III, elle s’est remise à écrire, a repris son premier roman parce qu’il lui semblait qu'elle avait tourné autour de cette question du corps, cherché des mots juteux, des syntaxes vertébrales, posant les points et les virgules en poumon. C'est alors qu'elle s'est remerciée d'avoir coupé court aux mondanités germanopratines de facebook,  sacre de la formule et de l’ironie, et, loin de ces préciosités, elle s’est souvenu combien chaud pouvait être le lyrisme et vibratile l'épopée, l'une aussi douce que le creux d'un bras et l'autre aussi forte que la cuisse d'un guerrier. 

Acte IV. Elle a coupé du bois.

Acte V. Entre deux vrombissements de tronçonneuse, elle s’est demandé si la réponse à la question de Triletski n’était pas plus simple qu’elle ne se l'imaginait. 


- Que faire Nikolaï ?  
- Enterrer les morts et réparer les vivants.


N’était-ce pas tout bêtement avec de la vie que l’on pouvait réparer les vivants ? 

Par pitié, ne lui demandez pas ce que c’est que la vie, elle a passé son bac de philo depuis longtemps, même obtenu une licence, invitez-la plutôt à boire un allongé, les réponses se trouveront peut-être au fond de la tasse, dans les arabesques du marc de café, en tout cas, plus sûrement que sur cet écran.


Pour lire l'article de SaintPolys: http://saintspolysportraits.blogspot.fr/

Pour les autres aventures de la petite-fille et du cow-boy, c'est ici: