lundi 24 août 2015

La caméra et la tartine de merde



Gray Malin

Fixée en haut de l’angle, coin droit du couloir, la caméra est la seule qui pourra témoigner de ces heures mais la petite fille sait bien qu’elle n’en dira rien qui vaille, juste un tableau froid, celui d’une femme entre deux âges, assise sur une chaise dans un immense couloir vide, dont chaque extrémité est close par une porte protégée par un code. Il y a même marqué, inscription qu’on doit décoder à l’envers, car les autocollants rouges ont été collés de l’autre côté de la porte en verre, Secteur interdit à toute personne extérieure au service. La femme assise sur la chaise, dans l’immense couloir vide, n’a pas l’air d’appartenir à un quelconque service, avec ses baskets trouées, sa robe rouge sur laquelle semble avoir été brodé à la main un poisson, et par-dessus, son tricot jaune qui contraste avec la blancheur de son teint, visage blême qu’on entraperçoit à de minces intervalles, lorsqu’elle relève la tête pour étirer son cou, qu’elle plaque en arrière contre le dossier de la chaise. Ses traits sont mâchurés par ce que l’on peut supposer le manque de sommeil, l’inquiétude, ou les deux à la fois, impression confirmée par ses gestes nerveux jusqu’aux plis sur son front qui trahissent une grande anxiété.  

                En face d’elle, il y a deux portes. La caméra de surveillance est positionnée de telle sorte qu’elle ne peut enregistrer les lettres en haut de celle à deux battants. Seule la jeune femme pourrait vous indiquer ce qu’il y a inscrit en frontispice. 

Bloc opératoire

Mais elle ne vous dira rien. Elle en serait bien incapable, ayant rejoint ces zones de tension si aiguës qu’elles étirent le langage jusqu’à le faire imploser, les mots incapables de dominer cette masse blanche et écœurante qui plâtre sa poitrine, espace intérieur vide de tout ce que l’on connaît, où l’on s’approche du bord, avec tout ce que le noir de l’autre côté peut avoir d’inacceptable, non, ce n’est pas possible, non… Elle voudrait bien pleurer mais sa peur est coupante, sèche, sans larme, pire que tout parce qu’elle est dilatée par le temps qui ne passe pas, par cette porte qui ne s’ouvre toujours pas,  les minutes donnant chair à l’absence qui devient palpable, dans ce couloir désert, transformant petit à petit la peur en terreur, le regard aimanté vers les battants, tentant de deviner comment les choses tournent de l’autre côté, et aucun mantra répété jusqu’à l’écœurement Pourvu qu’il tienne, pourvu qu’il tienne, ne parviendra à combler cette solitude vertigineuse qui commence à creuser sa poitrine, et ce n’est  pas l’œil obscène de la caméra qui pourra témoigner de ces falaises qui s’effondrent dans son cœur, encore moins lui qui pourra lui tenir compagnie. 

Dans le couloir du bloc opératoire, seules des ébauches de fantômes viennent vous tenir la main. 

De l’autre côté de la porte, c’est une autre histoire. Des mains inconnues s’affairent au-dessus d’un corps qui leur est tout aussi inconnu. Bistouri, trocarts, endo-GIA, lavage de l’épanchement purulent, peut-être que le chirurgien se sera permis une blague potache, Putain, c’est la gangrène ! mais les visages resteront concentrés, au-dessus de ces organes qui, malgré le pus, continuent de battre, rouge amarante, avec l’âme poète on pourrait même y deviner la forme d’un hibiscus, mais personne n’a songé aux tropiques, de toute manière, on se les gèle, et puis faut introduire la lame dans le cul de sac de Douglas, pratiquer l’exsufflation, alors seulement on pourra respirer, s’éponger le front et dire C’est bon, on peut refermer

C’est le chef de service qui a parlé.

C’est lui qui a pratiqué l’opération.

On pourrait même dire que c’est lui qui a déclenché les opérations. 

Parce qu’aux urgences, on vivait dans des hamacs sous les hibiscus. On ne s’affolait pas vraiment. Et quand enfin, au bout de quinze heures, on s’était secoué le cocotier pour prévenir Le chir, ce dernier avait simplement posé la main sur le ventre du cow boy et ordonné Au bloc ! et comme l’équipe, encore moite de ses langueurs créoles ne réagissait pas, il avait gueulé Tout de suite !
 
Jusque là, personne n’avait mesuré le danger en même temps que le pouls du cow boy commençait à ralentir, qu’il faiblissait à vue d’œil, si bien que la petite fille, exsangue de la nuit à batailler pour avoir des nouvelles, essayer d’accélérer le diagnostic, presser des internes toujours plus indolents, s’était enfin sentie moins seule, presque comprise, et elle avait suivi avec gratitude le chirurgien et le brancard dans les couloirs, même presque souri en serrant la main du cow-boy qui disparaissait derrière les battants du bloc opératoire.

Mais ce n’était qu’un répit.  

Car là, dans l’immense couloir vide, avait commencé cette attente interminable, dont aucune caméra ne pourrait jamais témoigner, désolée Steinbeck, mais la focalisation externe, la petite fille aurait bien envie de te la foutre au cul, parce qu’il y a tellement de colère en elle que seul le bistouri du point de vue interne pourrait l’exorciser. Car vois-tu (désolée du tutoiement, elle est énervée) l’écrivain, comme le chirurgien, ne devrait pas avoir peur d’inciser, au risque d’avaler un paquet de merde, car c’est souvent ça la vie mon vieux,  une belle tartine de merde, et t’auras  beau décrire un visage soucieux, le pli d’un front ou je ne sais quel symptôme d’anxiété pour filer la métaphore médicale, tes mains resteront toujours propres et tu ne sauras rien des icebergs qui s’entrechoquent ou s’effondrent dans la poitrine de tes personnages.  

Des icebergs, la petite fille avait eu l’impression de s’en prendre plein la gueule depuis leur arrivée aux urgences. Des visages indifférents d’abord, et cette impression de n’être qu’un numéro dans un dossier, cette absence de nouvelle, ces blagues mal placées Mais oui on l’a pris en charge votre mari, on lui a donné du paracétamol, en fait non, c’était pas une blague, au bout de trois heures, ils ne lui avaient donné que du Doliprane. 

Interdiction de le voir.
Encore un iceberg.

Et d’iceberg en iceberg, de couloir d’admission en entretien vaseux avec une interne tout aussi vaseuse, elle en était arrivée, à quinze heures glaciales d’attente qui avait laissé grossir en elle une colère immense, plus massive qu’un bloc de glace, si bien que le lendemain, tandis que personne ne se décidait à faire quoi que ce soit, elle avait fini par se lever pour hurler Putain, vous attendez qu’il meure pour vous lever le cul ? mais s’était ravisée, ayant peur qu’ils se braquent et ne s’occupent pas bien de lui, alors elle s’était simplement excusée et avait soufflé,  comme dans un ultime effort Il va mal, très très mal, et la barre de son front s’était un peu plus creusée car les mots actaient le péril. L’infirmière et l’interne avaient jaugé la gravité de la situation dans leur bocal en verre :

Elle a dit Il en peut plus ?
Non, elle a juste dit il va très très mal…

Alors elles avaient apporté un nouveau sac de perf. 
Du Primpéran.
La petite fille avait failli leur péter la gueule. 

Quinze heures que le cow boy était là, à hurler malgré la morphine, et puis à ne plus hurler du tout, à finir par ressembler à un immense insecte, replié sur lui-même, plus de chair, plus de langage, plus complètement là.

Il basculait.

Quinze heures déjà que le Capitaine leur avait dit Faut appeler un chirurgien ! Il n’avait pas explosé non plus, pour les mêmes raisons que la petite fille, mais celle-ci voyait bien qu’il aurait volontiers donné un coup de boule à cette petite conne d’interne, incapable de formuler le moindre diagnostic en touchant le bide du cow boy. 

Lui, il savait. Depuis la morphine, tout s’était éclairci. 

Vous voyez bien, le tableau clinique est évident, il suffit de toucher. Et puis, si ça vous suffit pas, vous n’avez qu’à procéder à un toucher rectal.
 
A ces mots, la pécore avait rougi. Bon dieu, quel médecin faut-il être pour avoir peur de foutre deux doigts dans un cul ? Le Capitaine, ça faisait trente cinq ans qu’il en palpait des pancréas, des estomacs, des bourses, des bides quoi, et chacun de ses diagnostics avait la justesse d’une oreille médicale absolue. La petite fille se souvient encore de ces bouquets de fleurs qu’il recevait, à des dates anniversaire, de la part de patients qu’il avait sauvés, qui d’un infarctus, qui d’un cancer. Le Capitaine, c’est ce qu’on peut appeler un Putain de Médecin. De ceux qu’on pouvait déranger la nuit, qui se levaient dans la minute, sans craindre les kilomètres ni la fatigue, dont les patients passaient avant sa propre famille, qui les écoutaient mais savaient aussi les arrêter fermement quand il fallait aller vite, de ces médecins qui n’avaient pas peur de la nuit violette pour aller décrocher des pendus, ramasser des mecs éparpillés sur les voies ferrées, trente cinq ans de commerce avec le corps humain, le dedans, là où ça pue, là où il n’y a pas de place pour le point de vue externe, là où il faut mettre des  doigts dans le cul ma cocotte, parce que c’est là-dessous que le corps vit, pas derrière une caméra, alors maintenant, petite conne, Faut appeler le chirurgien 

Le Capitaine lui avait dit ça à minuit.

A onze heures du matin, le lendemain, aucun chirurgien n’avait encore posé la main sur le bide distendu du cow boy.

Aucun n’avait même été mis au courant.  

Car la cocotte ne l’entendait pas ainsi. Du haut de ses sept années d’études, elle avait jugé que le diagnostic c’était son affaire : le bide bouffi du cow boy, ça suffisait pas. Elle avait bien envie d’un petit scanner, un peu comme on se dit qu’on boirait bien une bière.  Mais, vous comprenez, on ne fait pas de scanner la nuit (mensonge, petite salope) et puis vous trouverez pas un chirurgien pour opérer sans scanner (yeux exorbités du Capitaine et de la petite fille). Et tant de connerie sur connerie les avait menés jusqu’au lendemain, couloir des urgences de Martigues (tâchons de bien les enduire de goudron et de plumes sur leur hectare d’incompétence) jusqu’à la relève, dont on avait espéré plus de réactivité, mais qui avait pris ça encore plus à la légère, on était plus préoccupé à bavarder de la mariée qui avait débarqué, robe meringue et talons blancs trottinant derrière le brancard où était affalé son marié de quelques heures, plutôt que de s’occuper du type en train de mourir, là-bas dans le couloir (parce qu’on l’avait laissé dans un couloir, comme on laisse crever les chiens )…

Trop occupés par la cuite du just married, ils n’avaient pas vu les couleurs s’enfuir petit à petit du visage du cow boy, le laissant devenir gris tandis que sa température augmentait, mais ça,  tout le monde s’en foutait, on avait le café à siroter, le tour des blagues d’usage à échanger, et puis le cow boy ne les emmerdait pas, déjà dans ces zones transitoires où le corps n’est plus vraiment là, déjà un peu en train de partir, alors il était discret, on s’occuperait d’abord du vieillard sénile qui chantait la bite à l’air Bonjour bonsoir adieu Marseille parce que lui, il faisait chier, et on ne mâcherait pas ses mots, Putain de pervers, ces vieux… et médusée, la petite fille  assisterait à tant de lâcheté de vulgarité et d’incompétence, jusqu’à ce qu’enfin, au bout de quinze heures, le scanner soit fait, le diagnostic du Capitaine annoncé à la petite fille comme une nouveauté, Bon dieu, ça fait quinze heures qu’on vous le dit… mouvement de fatigue de la tête, plus la force de se mettre en colère, juste celle de demander, une dernière fois Appelez le chirurgien, maintenant, s’il-vous-plaît. 

Et puis le couloir du bloc opératoire. Cet autre couloir pour une autre souffrance. L’attente qui s’étire en élastique. Le chirurgien qui sort enfin, la caméra enregistre une courte conversation avec la jeune femme qui attendait et s’est levée précipitamment. Elle hoche la tête. Il lui serre la main. Elle sourit et pleure en même temps. 

Seule la caméra saura qu’elle n’a pas eu le temps de se rasseoir. Qu’elle a lentement glissé pour s’écrouler comme un iceberg sur le sol, mais la caméra ne connaît pas le terme s’évanouir alors elle a juste enregistré la chute.
Mais ne crachons pas trop sur les robots car il est fort probable qu’une machine  eût acquiescé au diagnostic du Capitaine et que le cow boy n’eût point risqué sa vie, dans un couloir d’hôpital, parce qu’une petite idiote pratiquait son métier comme une caméra de vidéosurveillance,  préférant la focalisation externe à la focalisation interne, le scanner au bide du patient, oubliant que parfois, sous ses aspects de tartine de merde, la vie nous offre des gâteaux au Nutella, quand on ose y mettre les doigts.