jeudi 3 décembre 2015

Cimetière personnel



Elena Chernyshova – Deer Hunters
Ils ont d’abord retrouvé le corps de l’une d’elles. Sans tête. Entre le prunier et le noyer. C’est Petit-Biscuit qui l’a découverte. La gamine a hurlé. 

Maman, maman, je trouve pas sa tête !

Le cœur de la petite fille n’a fait qu’un bond. Il faut dire qu’elle n’était pas aidée par l’actualité. Des mois qu’elle ouvrait le journal en apnée de peur de lire une horreur de plus.

            Allez maman, viens voir la souris sans tête !

La petite fille a fait une grimace en lorgnant le ventre du chat qui se prélassait sur le muret. Elle est venue à côté de l’enfant qui observait le cadavre. Il n’y a pas eu de larme ni de question angoissée. On avait déjà longuement étudié le travail des fourmis sur un campagnol crevé. La gamine connaissait même le mot nécrophore. Elle s’était à ce propos fait punir à l’école. La maîtresse avait cru entendre nécrophile: direct dans le bureau du dirlo, la petite sataniste ! 

Une fois que la fillette eut bien regardé le corps raidi de la bête, elle s’en retourna bâtir des routes et des chenaux imaginaires dans le gravier. Il ne fut plus question de la souris pendant le reste de la journée. 

Le soir, Petit-Biscuit y revint tout de même de manière détournée. Alors qu’on la bordait, elle avait demandé : 

Pourquoi on la met pas dans un cimetière, comme le papa de mamie, la souris…?

Pourquoi?... Pourquoi pas… La petite fille avait dit Demain si tu veux et avait embrassé l’enfant sur les cheveux.

Bonne nuit mon petit rat.
Bonne nuit maman.

Déjà la langue de Petit-Biscuit faisait clop clop contre son index, et le doudou avait recouvert son museau. 

Le lendemain, on aurait tout oublié si ce n’était cette nouvelle découverte. 

Maman, maman, y a un ruban qui sort du ventre d’une souris.

D’une musaraigne, ma chérie, et ce sont ses intestins, avait doctement précisé le cow-boy, venu constater les dégâts.

De jour en jour, le sol fut recouvert d’un monceau de cadavres patiemment amassés par le chat sur un périmètre de deux mètres carrés, curieux ossuaire. Où qu’il les tuât, le Serial Kitten les ramenait dans ce sanctuaire, lissant ensuite ses moustaches d’un air satisfait, miam miam les petits crimes, clap clap mon péché à ciel ouvert. 

Des trophées.
Mais la vue des petits corps lacérés, entrailles évidées, billes noires des yeux exorbités, avait quelque chose d’insupportable. On prit une pelle et enfouit les rongeurs, ensevelissant la mort et l’outrage.

Malgré tout, la petite fille cauchemarda la nuit suivante. 
Puis celle d’après. 

Le chat, quant à lui, continuait à bouffer les souris comme des croquettes, l'âme repue. 

Mais nous ?
Nous ?
Oui nous. 
Nous quoi ?

Combien de cimetières pourrions-nous exhumer, dans lesquels nous ensevelissons nos petits crimes?
Combien de forfaits dérobons-nous au ciel, sous les décombres de l'oubli, à l’abri de notre conscience, toujours bonne pour jeter la première poignée de terre?

La petite fille se tortillait dans le lit. Quelque chose de sale avait été remué. Qui puait. Odeur douçâtre et verte de cadavre.

La troisième nuit, réveillée en sueur, elle se précipita dans sa bibliothèque, cherchant fiévreusement un livre. Sans le titre c’était plus compliqué. Elle se souvenait juste qu’il s’agissait d’une série d’entretiens menés par une sociologue à propos de l’exercice du pouvoir. Qu’elle avait interrogé un juge, un commandant de sous-marin nucléaire, un chef d’entreprise, un rabbin, que sais-je encore, tous gens de pouvoir qui tenaient la vie d’autres personnes entre leurs mains. 

Entre leurs mains !
Hourra ! C’était ça le titre !

Du coup, elle retrouva l’ouvrage assez vite, le feuilleta nerveusement jusqu’à tomber sur la bonne page. Il s’agissait de la première conversation d'Isabelle Boccon-Gibod. L’ouvrage retranscrivait le dialogue entre la sociologue et son père, qui inaugurait cette série de confessions. Lui était chirurgien. Spécialisé en urologie, désormais à la retraite. Elle l’interrogeait au premier étage de leur maison de famille, dans le Vexin. 

Elle : Regrettes-tu de ne plus opérer ?
Lui : Non. J’ai opéré longtemps et j’ai pu faire tout ce que j’aimais. A vrai dire, j’ai été surpris, en prenant ma retraite, de mon soulagement à ne plus ressentir le poids de mes patients. Je pouvais enfin me réveiller sans me demander comment allait monsieur Machin, ni ce que je trouverais en arrivant à l’hôpital. […] Je n’oublie pas pour autant mes patients, à commencer par ceux  que j’ai perdus. C’est bien cela que l’on dit, « perdre » un patient, et le terme est intéressant. C’est en effet un deuil. L’urologie n’est pas une chirurgie à risque vital majeur et pourtant j’ai perdu quelques patients. Ce sont des choses qui marquent. Un de mes maîtres disait que les chirurgiens ont chacun leur cimetière et qu’ils doivent le visiter  régulièrement. Je visite le mien.

Ces mots, les chirurgiens ont chacun leur cimetière et […] ils doivent le visiter  régulièrement. Je visite le mien, relus dans la nuit violacée, attiraient la  petite fille dans des zones aux marbrures de macchabée. 

Elle chercha la lune dans le ciel.
Pas d’astre blanc. Rien que des ténèbres, goudron trapu.

Viens. Viens visiter ton cimetière, petite fille, lui renvoyait l’opacité.

Alors, tremblante, elle posa un pied sur le sol cendreux. 

Il était jonché de reliques, tas de breloques dans lesquelles elle crut reconnaître des carcasses, corps osseux de ses regrets.
Il y avait là les feuilles séchées des plantes qu’elle n’avait pas arrosées, l’ombre blafarde de celles qu’elle n’avait jamais plantées. Quelques rêves abandonnés traînaient dans un coin, recouverts de poussière, se serrant en chien de fusil, silhouette d’enfant. 
Il y avait bien quelques mots inscrits en lettres rouges sur les murs, projections de sang qui rejouaient les paroles dites trop vite, trop haut. Pas la peine d’appeler Dexter. 

De toute façon vous êtes que des cons.
Tu peux toujours lever ton verre de champagne, t’es qu’une pute

Autant de grenades dégoupillées dans des moments irréfléchis - colère ou d’alcool mauvais - dont les blessures, mal pansées par des kilomètres de pardons ou de douceur, n’empêchaient pas la cicatrice d’encore baver sa méchanceté. Charpie inutile.

En avançant, elle reconnut, pendu à des crochets, le corps gâté par le temps d’amitiés déchues. H et S pendouillaient au bout de la potence et les vertes années où elles riaient, s’appelaient des heures pour se donner simplement rendez-vous sur la Plaine où elles écumeraient les bars, à coup de rhum-coco, avaient gonflé, gonflé comme ventre distendu de noyé, la peau tuméfiée d’avoir bu tant de larmes. 

Elle caressa la joue de l’une, le front de l’autre, et sous ses doigts la peau s’effilochait comme autant d’occasions ratées. 

Et tombe la lettre jamais envoyée.
Et sonne le téléphone dans le vide.

Elle passa alors devant une galerie de petits visages dans des bocaux, qu’elle supposa conservés dans du formol. Ils faisaient la grimace. Horribles petits monstres. Derrière le rictus figé, elle ne pouvait se tromper. Soigneusement étiquetés sur les étagères, elle reconnaissait les traits de certains, élèves plus ou moins lointains, dont elle avait négligé la peine, qu’elle avait blessés d’un regard ou d’une note tyrannique, peut-être d’une blague mal placée. 

Mais que faisait le visage poupin de Petit-Biscuit, dans cet affreux muséum?
Quand l’avait-elle blessée ou négligée pour que le bocal déforme le massepain de sa joue en boursouflure ?

Bordel, réveillez-moi ! 
Très drôle… Pour une fois que tu as les yeux vraiment ouverts…

Une goutte de sueur perla à son front.

C’est là qu’elle vacilla. 
Car devant elle se découpait une falaise. Ses rebords abrupts plongeaient jusqu’au centre de la Terre, qu’on sentait à la fois immensément proche et lointaine, car remontait de ses entrailles une chaleur magmatique, qui refluait un plasma aqueux, d’où débordait un monceau de cadavres. 

Ça puait la nécrose à plein nez et dans ce flot ininterrompu de charogne, les bras des uns se cuissaient avec les épaules des autres, organes agrippés en étreinte éternelle.

Et que je t’humérus, te tibia, te maxillaire, te thorax, pendant que tu me scaphoïdes, me sternum, me cubitus, dialogue de barbaque sans âme, qui nous aurait raconté des odyssées sur les flots, si des langues il était resté quelque chose, hormis l’indigestion qu’en avait fait les poissons.

Mais ces milliers de corps n’avaient plus ni langue, ni patrie, ils avaient même oublié leur destination, arrimés à fond de cale puis de flots, et les coquillages ne chantaient plus à l’oreille des enfants. 

Tas de viande.

Viens, approche-toi de cette fosse et demande-toi dans quelle matière a été forgé le couvercle pour que soit préservée  la fraîcheur de tes matins.
Cherche bien.
Fer, inox ? Acier ou titane ? Aucun métal ne supporterait tant de souffrance.

Allez, petite fille, je t’aide un peu. La cloche qui capitonne nos fosses communes est composée de toutes petites lâchetés, de comme si de rien n’était, de malgré tout, aidée par des j’ai signé la pétition, ou moi je vote à gauche, autant d’abdications ordinaires, paresse quotidienne qui nous permettent de trouver chaque matin l’aube encore plus belle. Ce qui est déjà bien.

Mais le danger, c’est d’oublier que le bleu du ciel est aussi celui des cadavres.  D’oublier nos fosses communes en ouvrant des bouteilles, résistance à peu de frais. 
Hashtagtousenterrasse. 
Et crèvent encore une fois les morts.   

Alors ce soir, cher frère, je vais laisser la plaie ouverte tandis que la bouteille restera close. Je ne te sauverai pas, n’enverrai pas d’argent à ta famille. Ce n’est pas non plus ce soir que je voterai, pleurerai ou donnerai quelques heures à une association...
Je te prêterai juste ma voix et pardonne-moi d’avance si elle est hésitante, manque de finesse ou prend trop de place.
Je n’étais pas dans le bateau avec toi.
Je ne peux qu’imaginer.
Recouvrir ton corps d’une cendre plus digne que l’oubli.
Parler de toi comme d’un frère.

C’est à toi que je m’adresse, à vous, frères des routes liquides de la Méditerranée, des cols neigeux des Balkans, que je m’adresse. A vous, triste colonne qui emprunte les routes d’eau et de terre pour une vie meilleure, pour un chez soi qui est notre chez nous, et périt de murs et de tristes sires qui se récrient dans leur barbe propre Pas de ça chez moi.

Combien d’entre vous étoileront encore leurs mains sur nos barbelés ? 

Savez-vous comment les anciens appelaient la Méditerranée ?

Mare nostrum

Ca pourrait sonner beau, comme dans Notre mer qui ressemble à Notre Mère qui pourrait être un début de prière, alors que les mots se hérissent, comme sous Mussolini, Molto nemici, molto onore... en vagues bleu marine, couleur devenue fasciste.   
Il suffit de pas grand-chose, une voyelle, pour que la mer devienne mur.
Pas plus pour qu’un bateau chavire.

Et toi, Europe, dont le nom signifie en grec Celle qui a de grands yeux, comment peux-tu garder tes paupières fermées quand, sur les plages de Kos, Lampedusa et d’ailleurs, s’échouent des passeports aux identités effacées par tes flots, brassards Hello Kitty auxquels plus aucun enfant ne s’accroche, le plastique atrocement rose quand on sait la couleur des joues d’un enfant mort. 
Combien nous faudra-t-il voir flotter de fantômes pour les faire nôtres? 
A combien de vies estimerons-nous l’indignation impérieuse ?

Ce soir, les questions flottent avec les morts dans le plasma. 
Avec les mots aussi. 
Car avec eux, on assassine la réalité. Le réfugié a disparu. Meurt désormais un migrant. Disparue la possibilité d’un asile, la légitimité du refuge, comme n’importe lequel d’entre nous embarquerait sa famille sur un pneumatique pour échapper à l’atrocité. Le migrant migre, il n’a pas de chez lui d’où il a fui, pas de destination non plus, du coup aucun lieu pour devenir un chez soi.
Son essence est de migrer, à un participe toujours présent.

Qu’on t’ouvre les yeux, Europe, à coup d’ouvre-boîte, de faucille ou de marteau-piqueur, et qu’on autopsie ce langage de forteresse.
Allez-vous en, noirs syntagmes, squelette langagier de nos apories politiques ! C’est vous qui rendez la nuit si opaque. A cause de vous, le migrant migre, non pas qu’il n'existe aucun lieu d’accueil mais parce qu'il n'y a aucune volonté de le voir s'arrêter, ici ou là. 
Europe a définitivement fermé ses portes en même temps que les yeux.
La salope. 

Alors ce soir, la petite fille ne retrouvera pas le sommeil. Elle fera corps avec la nuit et ouvrira grand ses yeux de corbeau. Aucun phare n'éclaire le cimetière de nos lâchetés, noir des deuils que l'on ne portera jamais. 
Alors jusqu’au petit matin elle exhumera les corps, pour écrire ce texte, et promis, demain, elle ira parler à la maîtresse de maternelle.

Sauf votre respect, Madame, la pensée a parfois des devoirs nécrophores, et merde au dirlo comme au gouvernement.



Pour les autres épisodes, c'est ici:
ALM/LAM/ MLA                           
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La caméra et la tartine de merde
La musique est un cri qui vient de l'extérieur
A royaume de terre, couronne de roi
La petite fille et le tomawak
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