mardi 1 novembre 2016

Grandes les grands-mères


Tout m'est tombé dessus entre hier et aujourd'hui. Le jour de la fête des morts. Je ne crois pas à une coïncidence. Nous vidons la maison de ma grand-mère maternelle. La maison des vacances, maison des étés avec les cousins. Nous éparpillons ces mois d'août, cône au chocolat-vanille, cabane dans le poulailler et Côte Ouest après la chicorée, entre le garage de mes parents, les maisons des uns et des autres, mais aussi la Petite Ourse, qui est une sorte d'Emmaüs parce que les garages et les maisons de chacun ne sont pas assez grands. Nous sauvons ce que nous pouvons sauver. 

La maison va être vendue. C'est peut-être mieux ainsi. Un couple de Roumains va l'acheter. C'est bien. Ma grand-mère avait les bras grands. Pour sa famille, les amis de la famille, les amis des amis, et elle les ouvrait encore plus loin, pour que tout le monde puisse y rentrer. Il n'y avait pas d'étranger contre sa poitrine. J'ai beaucoup appris en la voyant agir ainsi. Plus jeune, à la mort de sa mère, elle avait tenu un bar. Ça vous instruit vite de tenir un caboulot; un ivrogne est un ivrogne mais c'est un client, et quand un patron vomit sa Suze elle n'est pas moins amère que celle de l'ouvrier. 

Depuis, sa porte était ouverte à tous. C'était tout. Pas de théorie. Et comme par effet de contamination, son esprit aussi. Comme elle avait tapé du poing sur sa table, quand elle avait vu, à la télé, les défilés de La Manif pour tous. Sur la fin, elle disait même qu'elle aimait bien Mélenchon. Parce que les communistes, elle ne les comprenait plus. Et que les socialistes c'était tout bonnement des traîtres. Ils lui avaient volé 30 euros de retraite par mois. Sur 700 ça faisait une semaine de courses en moins. Les gens qui ont connu la guerre savent ce que ça veut dire, une semaine de vivres en moins. 

Le compromis est pour dans une paire de semaines. Le couple qui achète a des enfants. Lui travaille à l'ONF. Cela aurait plu à "Mémé". C'est ainsi que tout le monde l'appelait. "Mémé Piot". Elle était "La Mémé", même pour les amis et les amis des amis. 

Nous vidons sa maison et regardons un peu de notre enfance partir avec elle. Tout le monde est triste. On se le dit comme une confidence, de frère à sœur, mère à fille, mais au repas, quand tout le monde est réuni, on tient le coup, cela sert aussi à ça, la famille, à vous tenir debout quand tout vacille.

On vide la maison de Mémé Piot. Elle est partie il y a un an. Les pompes funèbres n'ont même pas été foutues de graver sa plaque depuis le temps. S'ils savaient comme sa personne excède cette foutue plaque! S'ils savaient comme elle est vivante! Dans chacun de nos repas, chaque passage devant la maison, sur la route nationale, sa silhouette derrière le rideau, imprimée dans notre rétine, et l'on se surprendrait même  à se demander si elle tricote encore ou lit Le Dauphiné. S'ils avaient connu son eau de Cologne, comme elle vous frictionnait la peau, pas de chichi, les enfants, faut que le sang circule, quand on sortait de la douche, s'ils avaient connu le tiroir à pastille, les salades composées, comme elle coupait encore son bois à la hache, à quatre vint dix ans, ils feraient moins les marioles ces couillons. Mais voilà, ce sont des cons, tant pis pour eux. 

Et tandis que nous n'en finissons plus de pleurer Mémé Piot, les enfants dorment à l'étage dans la maison des parents. Je profite de cette sieste pour flâner dans la chambre que j'occupais, adolescente. Dans la bibliothèque, je tente de saisir un peu de ce temps qui s'enfuit. Trois livres atterrissent entre mes doigts.  

Trois livres écrits par Madeleine. Mon autre grand-mère, pas moins adorée. C'est Yves Artufel qui avait édité la majeure partie de son travail. Ses traductions, quant à elles, avaient paru dans une petite maison d'édition aujourd'hui disparue; La Bartavelle. 

Je m'assois en haut des marches de l'escalier et je me mets à lire. Je dis bien "à lire", parce que je croyais les avoir déjà lus. Mais à vingt ans, je n'avais pas vu grand-chose. Madeleine était encore avec nous, bien vivante. Je pouvais profiter du parfum de la poudre de riz qu'elle mettait sur les joues, de son rouge à lèvres et des tailleurs en tweed. Je pouvais l'écouter parler politique avec mon père, raconter les anecdotes sur Giono, Dubuffet ou bien Reiser. Je puisais à la source le bonheur, grandissais à ses côtés, nourrie par la modestie de cette petite femme aussi élégante que cultivée, douce qu'intelligente. Je savourais sa présence immensément tendre de grand-mère sans réellement soupçonner à quel point je côtoyais un personnage de roman. 

Quand Madeleine a disparu, je n'ai plus pu ouvrir ses livres. Plus tard je me suis persuadée de savoir ce qui s'y trouvait.

Et puis hier, tout m'est tombé dessus. J'ai lu pour la première fois les textes de ma grand-mère. 

Ce n'était plus Toussaint ni la fête des morts,  c'était le jour des vivants. J'ai retrouvé Madeleine dans chacune des pages, chacun des personnages, dans toutes les voix des poètes qu'elle a traduits, Yeats, Keats, Lewis Caroll, Byron, Garcia Lorca, Woodie Guthrie, Annabel Lee, Countee Cullen, et surtout, Ferlinghetti, sans parler des allemands, Martin Busch, Brecht, Küchenmeister... Dans des feuillets au milieu des pages, j'ai retrouvé des récits de rencontre avec tel ou tel écrivain. 

Mais surtout, j'ai été frappée de voir à quel points ses combats étaient modernes. Elle avait hérité cet œil de son père, qui lui aussi avait ce sens de l'Histoire. En 36, il avait su que sa place était en Espagne. Il était devenu agent de liaison entre Marseille et Barcelone, apportant son aide à la FAI (la Fédération Anarchiste Ibérique) en exfiltrant des documents, des hommes, des fonds... Pendant la Seconde Guerre Mondiale, il avait épaulé Varian Fry qui écrivit de lui, en dédicace  à l'un de ses livres "to an unsung hero", parce tout cela fut fait dans la plus parfaite discrétion. 

Madeleine aussi avait su avant l'heure quels seraient les combats de ce siècle nouveau. Elle fut une écologiste de la première heure. Dans les années 70, elle organisa même un Festival de l'énergie solaire. Je suis sûre que l'on doit pouvoir retrouver des affiches sérigraphiées par ses soins, sous des piles de livres à la Charmille. Puis elle monta un collectif contre le prolongement de l'A51 dans le pays de Giono, soutenue, entre autres, par Cavanna, William Boyd, Edgar Morin, Vercors... Elle milita contre le nucléaire, le cumul des mandats, les lois Pasqua, s'inquiéta du sort des immigrés, des réfugiés, se heurta (déjà) à l'inertie socialiste, y laissa un peu de sa santé, pour ne pas dire beaucoup, reconnut dans la Finance une ombre fasciste, et ses textes sont, en 2016, lumineux de toute cette clairvoyance, car, cela me brise de le dire, j'aurais préféré qu'elle eût tort.

Aujourd'hui c'est la Toussaint.  J'ai lu tous les livres de ma grand-mère. Et dans le papier que je tiens entre mes mains, c'est tout simplement beau de la sentir encore un peu vivre. Mémé Piot n'écrivait pas mais elle m'a appris la cuisine. Chaque fois que j'ouvre un paquet de farine, je vois flotter son souffle dans le nuage de blé. Grandes mes grands-mères, aujourd'hui je vous donne ces mots en guise de bouquet.

Et pour vous, cette traduction de John Donne (Méditations, from Devotions on Emergent Occasions) que Madeleine avait choisi de mettre en exergue de son recueil Poètes transfrontières, et qui résonne si douloureusement ce soir:

NUL HOMME N'EST  UNE ÎLE

Nul homme n'est une île, autonome. Tout homme fait partie du Continent, est une part du territoire; si une motte de terre est emportée par la mer, c'est l'Europe elle-même qui en est amoindrie, tout comme si cette perte avait été celle d'un promontoire, d'un manoir d'un ami, ou du tien. Toute mort d'homme me mutile, car je suis intégré dans l'humanité. N'envoie donc jamais enquérir pour qui sonne le glas: il sonne pour toi.


 
Photographie de Amy Friend.

Pour ceux que cela intéresserait, voici les références des ouvrages de Madeleine Roux:

  • Poètes transfontières: anthologie, Ed. La Bartavelle, 1989
  • Le prisonnier de Chillon, Ed. Gros Textes
  • Un Luna Park dans la tête, Poèmes, Ed. Gros Textes (traduction de Ferlinghetti)
  • Détour par les montagnes, Ed. Gros Textes, Les Alpes vagabondes.
  • Les lumières de la ville, in Anthologie hommage à la revue "Les Alpes vagabondes"