Le murmure de la forêt qui pousse




            L'espoir gonflait tes poches vides. Dans tes valises, tu avais mis quelques vêtements d'usage, et ta femme t'avait acheté un pull. Il devait faire froid là-bas. Elle avait délicatement plié ton costume de mariage. Tu en aurais besoin pour aller chercher du travail. Elle avait glissé un peu de kinkiliba entre deux chandails pour que tu affrontes un hiver que vous ne connaissiez pas. Un photographe professionnel était venu, pour les prendre en photo, elle et les enfants. Comme ça tu pourrais un peu les emporter avec toi. Elle n'avait pas pleuré en faisant ta valise. C'était une décision mûrement réfléchie. Et puis, lorsque tu aurais rassemblé suffisamment d'argent, ils pourraient venir te rejoindre. En attendant cet avenir meilleur, elle avait glissé en cachette dans la poche de ton costume un de ses bin-bin enduit d'encens. Il te rappellerait ses caresses, le grain noir et velouté de sa peau, le mélange de transpiration et de karité après l'amour, le réconfort de ses hanches. Il te rappellerait les nuits sous la moustiquaire quand tu aurais froid, tout seul dans ton lit.
            Cela faisait une semaine qu'Aminata préparait ton départ. Tous les jours elle ouvrait ta valise pour vérifier que rien ne manquait. Tous les jours elle te préparait un plat différent. Qui te fera le yassa comme tu l'aimes, avec les légumes revenus dans la vinaigrette, là-bas? Qui saura quand plonger le tiep dans le bouillon pour qu'il soit comme tu le préfères? Mange, mange bien, qui sait de quoi demain sera fait... Et elle mettait les plus beaux morceaux de poisson devant toi.
            Toutes les nuits tu la regardais quitter son pagne. Tu regardais ses fesses, ses seins d'ébène, encore ronds et rebondis malgré les trois grossesses. Tu respirais l'odeur de sa peau, mordais dans ses épaules comme dans une mangue, pour mieux épuiser vos forces. Tu avais sept nuits pour aller au bout de votre amour et trouver la force de t'arracher à ses bras. Mais l'amour se nourrit de l'amour, et la septième nuit, ton appétit d'elle était toujours aussi grand. Comment allais-tu parvenir à t'arracher du corps d'Aminata?

            C'est elle qui avait trouvé la force. Le matin de la septième nuit, elle s'était déjà levée quand tu t'étais réveillé. Elle t'avait préparé une infusion de bissap et des beignets, comme pour les jours d'anniversaire. Tu avais mangé sans parler. Ensuite, tu étais allé réveiller les enfants. Thierno était encore dans son berceau et tu lui avais adressé une prière avant de l'embrasser. Awa et Amadou t'avaient serré fort en s'accrochant à tes jambes. Soyez sages avec votre mère les enfants, si Dieu le veut nous serons à nouveau réunis dans peu de temps.

            Au revoir Awa, au revoir Amadou, au revoir Thierno, au revoir Aminata...
Il en faut bien de l'espoir pour quitter sa famille...

            Au revoir le sable rouge sous les pieds, les maisons en banco, les fruits de baobab, lombre du manguier, les zébus et les plants de manioc...
Il en faut bien de l'espoir pour quitter sa terre...

            Au revoir Dieudonné, au revoir Malick, au revoir Fatou
-          On se reverra, promis ?
-          Quand je serai riche inchallah...
      On rit encore un peu, on se serre dans les bras...
-          Tu as tout de même le temps de boire un dernier thé?
-          Ah tu le sais, quand on boit le premier, on doit accepter le second, puis le troisième…
-          A quelle heure est ton avion ?
Et les boubous amidonnés ont des bruits de pleurs quand vous vous serrez dans les bras en riant...
Il en faut bien de l'espoir pour quitter ses amis...
           
Tu es parti les poches gonflées d'espoir. Tu aimais la terre vers laquelle tu allais encore plus que la tienne. Tu partais y chercher ce que l'on t'avait raconté. Monsieur Ba, Oussmane Sow et même les Ndiaye avaient bien dit: des porte-monnaie remplis à raz bord, des moustiques qui ne donnent pas le paludisme, du travail à toutes les portes, des docteurs gratuits, des routes en goudron, des voitures aux peintures métallisées, des frigos dans les cuisines, des lois les mêmes pour tous, des aides pour ceux qui ne travaillent pas, des maisons à étage...
            Toi aussi tu voulais ta part de bonheur, qui pourrait te le reprocher?

            Quand je t'ai connu, tu avais quarante ans. Tes poches étaient vides et tes joues creuses. Cela faisait dix ans que tu vivais en France. Dans tes yeux rougis j'ai lu ton histoire. Tu n'avais pas besoin de me raconter.
            Tu portais un costume élimé, qui autrefois avait dû être taillé pour une grande occasion. Tu es comme la plupart de ceux que je vois défiler dans mon bureau. Vous portez toujours des costumes achetés, il y a bien longtemps, pour de grandes occasions. Derrière chaque accroc, chaque rapiéçage, chaque tâche, il y avait ton histoire.
J'ai vu la première fois que tu l'as sorti de ta valise, dans cet hôtel de misère, en descendant de l'avion. Ce soir-là, comme tu le ferais tous les autres soirs, tu l'as posé sur un cintre, enveloppé de journal, pour qu'il ne prenne pas la poussière. Dès le lendemain tu l'as mis pour aller à la Préfecture. Puis, de la Préfecture aux services de l'Immigration. Des services de l'Immigration à la Mairie. De la Mairie à nouveau à la Préfecture. Et enfin pour rentrer de la Préfecture à ta chambre d'hôtel. Ce soir-là, quand tu l'as posé sur le cintre, il commençait à sentir la transpiration.
Tu le portais aussi le jour où cette secrétaire t'a ri au nez, quand tu lui as demandé s'ils ne cherchaient pas quelqu'un de qualifié. Il ne t'a pas protégé non plus des regards malveillants, des postillons accompagnants les refus et les fins de non-recevoir.
Sur le col, tu n'as pas réussi à faire complétement disparaître la tâche de sang. Ce matin-là, tu n'avais pas supporté que cet homme parle des arabes et des nègres dans le café. Coup de poing et empoignades. Tu avais saigné du nez. Impossible de faire disparaître la trace. Malgrè tout, tu avais continué à le porter. A la banque, à l'ANPE, dans des boîtes intérimaires. Chaque fois que tu avais voulu montrer quel homme tu étais. Chaque fois que tu ne portais pas le bleu de travail. Il  était devenu ta dignité.
            Tu le portais aussi, le jour où je t'ai vu arriver dans mon bureau, guidé par une association d'aide aux migrants. Tu venais me demander si je pouvais te trouver un logement plus grand. Mon métier sur le papier, c'est ça. Trouver des logements sociaux. Avant ça, on a parlé. Enfin,  je t'ai surtout écouté. Au fil des entretiens tu as raconté ton pays, tes espoirs, ton départ. Mon pays aussi. Au fur et à mesure, j’ai eu l’impression de mieux te connaître. Parfois, j’ai même eu envie de pleurer. Nous avons eu la décence de faire comme si de rien n’était. Un jour pourtant, je n’ai pas pu m’en empêcher. Je pensais avoir trouvé un bel appartement pour toi, mais finalement la mairie avait envoyé un courrier. Ils avaient vendu l’immeuble.  Les taux étaient au plus haut, ils ne pouvaient pas rater une aussi belle affaire. J’ai eu du mal à te l’annoncer. Tu n’as pas protesté. Avant de quitter mon bureau, tu t’es juste retourné et tu m’as dit: « On entend le fracas des arbres qui s'abattent mais pas le murmure de la forêt qui pousse ».
            Tu étais éclatant dans ton costume élimé.

            Et puis un jour, j’ai enfin pu te recevoir avec un grand sourire. Je t'ai remis des clefs. Ce jour-là, tu m'as paru terriblement vivant. Tu m'as raconté ce que tu ferais.
            Tu ouvrirais la porte d'en bas et monterais les escaliers. Tu regarderais la porte. Ta porte. Celle de ton appartement. Cela te faisait rire. Depuis le temps que tu attendais cela ! Tu poserais la valise sur le lit de la chambre et plierais les habits sur les étagères. Juste à côté de la télé. Ta télé. Tu les mettrais en pile pour laisser de la place à côté. Ensuite, tu irais acheter un peu de thé, de la menthe, du sucre en sachet et de quoi cuisiner un yassa. Tu remonterais les escaliers des paquets plein à craquer et les poches gonflées d'impatience. Tu ferais chauffer la théière sur la plaque électrique et mettrais dans le frigo les ingrédients pour le yassa. Tu applaudissais à l'idée de posséder ton propre frigo. Aminata en avait tellement rêvé ! D’ailleurs, tu sortirais les photos de ta femme et celles de tes enfants. Tu les poserais sur la table de nuit. Longtemps tu les regarderais, comme tu le faisais tous les soirs. Ensuite, tu porterais le bin bin à ton nez. L'odeur de l'amour se serait évanouie depuis longtemps mais imaginer le corps d'Aminata, son odeur de karité et ses cuisses pleines ne te ferait pas mal au ventre comme à chaque fois. Tu t’es arrêté de parler un instant. Le corps d’Aminata était ton secret, il ne se racontait pas.
            Nous sommes restés longtemps sans rien dire. Tu avais l’air tellement heureux.

            Puis tu as repris. Quand dix huit heures viendrait, tu ôterais les pages du journal protégeant ton costume de la poussière. Tu le revêtirais et fermerais la porte à clef. Les poches gonflées d'amour, tu prendrais le bus jusqu'à Orly pour aller les chercher.

            Tu ne m'as pas raconté comment tu imaginais vos retrouvailles. Le bonheur non plus ne se raconte pas. J’ai laissé tes rêves rejoindre l’avenir et t’ai dit au revoir. Quand je t'ai regardé t'éloigner, grand et droit dans ton costume abîmé, j’ai eu envie de te serrer dans mes bras, mais je suis restée derrière mon bureau. Avant de passer la porte, tu t'es retourné et tu m'as souri.
            Il n’y avait aucune plante dans les locaux, pourtant, j’ai bien cru entendre le murmure de la forêt qui pousse.


           
           


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