L’hiver des justes



     Autre temps, autre lieu. Un monde  d’âmes grises et de cœurs essoufflés. Elle les a observés dans la lucarne de lumière, chaque soir à la même heure. Leur chamane raconte la journée, des images palpitent derrière la surface de verre. Ils appellent cela la télévision. A l’intérieur se joue leur histoire. Ses trois mères le lui avaient raconté. Dans leurs trois bouches roulaient des récits lourds de querelles, les frères se dressant contre les frères, l’haleine chaude de la violence édifiant des siècles de fratricides. Du plus loin qu’on remontait, l’homme avait tué l’homme, et chaque soir dans la lucarne de lumière cette histoire se répétait. 
            Elle n’était pas de ce peuple. Elle venait d’ailleurs, on ne savait d’où. Elle leur ressemblait en tout point mais il y avait quelque chose de différent qu’on pouvait renifler. Rien qu’en fourrant son nez dans son cou on pouvait le sentir. Ils l’avaient bien compris à l’hôpital, quand sa génitrice avait accouché. La peau rose et laiteuse, le cri cristallin. Elle n’était pas des leurs.
            On l’avait envoyée sur l’Île, au milieu des mers du nord, bien après les dernières steppes. Là-bas, la crasse et la suie envahissaient les cabanes et c’était l’hiver toute l’année. On y expédiait les récalcitrants, ceux qui avaient levé le petit doigt contre le Comité. Marie Stuart, Singa Bethléem et Paul York y étaient enfermés depuis leur tentative de putsch. Les milices avaient bien fini par les attraper. On n’en pouvait plus de leur haleine chaude, de leurs poumons remplis d’espoir et de cette façon qu’ils avaient de marcher dans la rue la tête haute, comme si l’endroit pût servir à autre chose qu’à cracher les pots d’échappements. Certains de leurs compatriotes avaient réussi à échapper à l’armée et vivaient dans la clandestinité, polluant l’univers de leur révolte moribonde, mobilisant encore quelques égarés de-ci delà. De temps en temps ils bloquaient les rues avec des braseros crépitant, répandant des slogans absurdes.  Ils réclamaient la libération des leurs, scandant les noms de Marie Stuart, Singa Bethléem et de Paul York. Mais dans ce monde d’âmes grises, c’était l’hiver des Justes et l’on devait se disperser rapidement. Il fallait regagner les caves et les égouts, disparaître sous terre, subsister d’un quignon de pain, les pieds dans la boue, à soigner les luttes en débris, les lambeaux de révolte nourrissant encore un peu des cœurs de plus en plus racornis.
            Elle, elle n’avait pas choisi la lutte. Elle avait simplement atterri parmi eux. Étiquetée indésirable à la naissance. Les sages femmes avaient senti quelque chose de douteux chez cette gamine. Une sorte de gentillesse dans le duvet qui tapissait ses tempes, une espèce de douceur qui puait les emmerdes à dix kilomètres. Le Comité avait tranché. On l’abandonnerait sur l’Île avec le prochain convoi.
            C’était Marie Stuart qui l’avait trouvée un matin, gisant sur la plage noire, ses langes souillées par la neige sale, le corps transi par le froid. Personne ne devait enfanter sur l’Île, c’était la règle. Seuls les animaux femelles procréaient. Elle but donc à même le pis de la chèvre, aussi tendre et blanche qu’un cabri. On l’appela Cordélia. On lui chanta des chants de révolte pour l’endormir, berceuses rouges de sang et noires de rage dans cet univers marron. Paul York, Marie Stuart et Singa Bethléem devinrent ses trois mères, hydre à trois têtes, à la fois homme et femme, amour et dureté car il fallait lutter contre le froid, la contagion et l’abandon dans cette terre morte. De leurs trois bouches elle apprit de quoi le monde était fait au-delà des barbelés, de quoi les hommes étaient capables. Elle apprit que ce serait toujours l’hiver des Justes.
            Elle n’avait pas envie de voir. Elle était chez elle dans cette Terre infertile, se contentant de l’amour de ses trois mères hybrides et des aurores boréales qui zébraient les ciels de matin. Elle nageait au milieu des algues géantes qui lui caressaient les cuisses, réchauffant son corps meurtri par les températures glaciales. Elle était heureuse, à sa façon.
            Quand elle grandit, tous remarquèrent cette étrange beauté qui se dégageait de son être. Une tendre douceur, reflet rose et bleuté des soleils sur la glace. Cordélia était un prodige, un être de grâce ayant poussé dans la fange. Une sorte de fleur vivace, à la beauté empoisonnée. Ils la soignèrent comme un miracle, comme un dernier espoir que le bonheur et la pureté existassent encore dans ce monde condamné. Elle devint leur oracle, vêtue de peau de bêtes et de haillons elle irradiait en chantant la danse des planètes au dessus de leur tête et le son lourd des roulis au fond de l’eau. Elle n’était pas humaine. Elle était autre, née de la nature, grâce éternelle du pétrel et force de l’orque.
            Tous les jours elle arpentait les terres volcaniques, se mêlant aux oiseaux comme aux poissons, préférant leurs chants aux élucubrations politiques des déportés. Paul York, Marie Stuart et Singa Bethléem avaient vieilli. Ils lui racontaient de moins en moins le monde au-delà, la laissant à ses rêveries de geysers et de plages magnifiques constellées de phoques. Ils la veillaient seulement, sentant bien que leur heure était passée, leurs cheveux blancs bien trop pâles pour supporter le rouge des combats.
            Elle, elle n’avait pas choisi la lutte. Elle avait préféré les mystères de l’Île, sa terre noire et ses animaux gluants, les écorces grises et les lichens humides, l’éloignement des hommes et des batailles car elle menait un combat bien plus vaste, une quête bien plus infinie, de ces poursuites célestes pour n’être qu’une poussière parmi les poussières, un être de passage, animal parmi les bêtes, sans heurt et sans trace afin qu’au crépuscule de sa vie on pût dire que son existence n’avait été  qu’un souffle, un courant d’air qui s’évanouirait sans avoir abîmé le monde. Sublime était son projet et radiante sa beauté.
            Chaque année, les hommes du Comité pénétraient sur l’Île pour l’Inspection. Les rebelles auraient bien été capables de lever une armée avec trois branches et un caillou. On retournait le camp, fouillait sans ménagement les hommes et les femmes, les dévêtant sans retenue pour les aligner ensuite face à la mer. Cette année, le fils du roi accompagnait le kommandant. C’était la première fois qu’on voyait ses babines de jeune loup. Son haleine de tabac froid avait imprégné le cuir de sa veste et l’on sentait bien qu’il se vêtait d’animal mort. Un type dégueulasse. Il avait bousculé Marie Stuart parce qu’elle tardait à ôter ses jupes. Paul York avait voulu protester mais il lui avait asséné un coup de crosse à la tempe, le laissant gésir sur le sable.
            Quand il aperçut Cordélia, son œil se fit perçant. Nul ne sentit son cœur, walkirie sordide, soulever des nuées d’amour en tempête, sa poitrine s’emplissant de désir cruel et sans merci,  l’appétit de chair se faisant prédation, la pupille s’étant simplement dilatée comme un ventre de scarabée quand il s’arrêta  pour poser sa cravache sur son épaule.
-          Elle, vous l’emmenez.
            Il avait simplement dit cela et deux miliciens l’avaient saisie. Ni les cris de Singa Bethléem ni les conjurations de Marie Stuart n’avaient pu infléchir son ordre et il avait fait taire leurs protestations à coup de fouet, langues immondes de nerfs mordant les peaux décharnées des vieilles. Cordélia avait tenté de s’échapper mais un milicien l’avait bloquée d’une clef de bras, enserre féroce d’aigle. Le prince lui avait alors demandé de s’agenouiller et elle avait dû s’exécuter car il tenait ses mères en joue et n’aurait pas hésité à tirer.   
            Aujourd’hui les lunes avaient passé. Cordélia avait été depuis bien longtemps arrachée des siens. Trop longtemps. Elle se tenait prostrée dans une des chambres du palais, ses jours emplis d’ennui et ses nuits de souffrance. Elle avait vu ce monde  d’âmes grises et de cœurs essoufflés. Chaque soir à la même heure, elle s’abrutissait devant la lucarne de lumière, écoutant vaguement le chamane qui narrait la journée des hommes, chaque jour semblable à la veille et identique au lendemain, itération de lumière palpitant sous la surface de verre. Elle s’écœurait de télévision, lançant des cris de douleur chaque fois qu’apparaissait sur l’écran la peau lisse d’un orque ou l’aile d’un cormoran. Elle avait aussi pleuré à en devenir sèche ses trois mères, gémi du silence qui régnait autour d’elle là où jadis leurs trois bouches roulaient l’haleine chaude de la révolte et des combats. Elle avait sangloté sur son ventre gonflé, dernier outrage du prince, fruit de ses nuits assassines. Elle aurait eu de quoi pleurer des siècles et des siècles en découvrant jour après jour le monde d’offense que les hommes bâtissaient autour d’elle, tour de Babel en métal lubrifiée de sang. Elle avait presque oublié le scintillement des astres, privée du ciel dans cette chambre où seule palpitait la télévision.
            Cordélia avait courbé l’échine et laissé son ventre pousser. Mais elle avait aussi observé le prince et ses habitudes, étudié chaque clef du trousseau qu’il portait au cou. Quelle était la plus petite qu’il n’arrêtait pas de toucher comme un talisman ? Patiemment, elle avait écouté, scruté et deviné. Elle avait réussi à comprendre où se trouvait la boîte secrète que la précieuse clef ouvrait. Elle savait mais ne pouvait rien faire. Le Prince ne quittait jamais le lacet avec lequel les rossignols étaient liés. Sauf quand il montait sur elle. Alors il les posait sur le chevet, ne les remettant autour du cou qu’après les râles insupportables. Elle avait beau prier, il n’oubliait jamais.
            Pourtant, un soir qu’il s’était soûlé d’alcools forts, labourant son ventre déjà énorme, Cordélia avait poussé ses ardeurs jusqu’à l’essoufflement, épuisant le prince de coups de hanche toxiques, fredonnant des chants de roulis à lui faire perdre la tête si bien qu’il s’endormit comme un veau, oubliant dans les vapeurs d’alcool et de cuisses le trousseau sur le chevet. Cordélia sut qu’elle n’aurait pas d’autre chance. Elle glissa comme un souffle hors du lit, saisissant la clef de sa main tremblante,  peinant à rester discrète avec son ventre distendu. Elle alla jusqu’à l’antichambre et ouvrit le coffre. La boîte était dedans. Un cube noir, presque insignifiant s’il n’était ce minuscule bouton rouge, simple disjoncteur qui forçait l’attention.
            Elle n’aurait pas cru que ce serait si simple de détruire le monde. Un geste aussi banal que celui d’appuyer sur un interrupteur. Voilà, elle allait simplement éteindre le monde. Avant de pousser le bouton, elle pensa aux orques et à ses trois mères, aux geysers et aux oiseaux, les invitant à la suivre dans ce trou noir qu’elle allait ouvrir sous leurs pieds, leur demandant pardon car il n’y avait dans ce naufrage aucun canot de sauvetage. Le monde entier allait sauter, avalé par sa propre béance. Elle avait pensé aux siens et son geste était resté en suspens. Mais elle entendit le ronflement hideux du prince qui tonnait comme le bruit des canons, lui rappelant que les frères se dressaient contre les frères, l’haleine chaude de la violence édifiant des siècles de fratricides et que si elle ne faisait rien, l’homme continuerait à tuer l’homme, et que chaque soir dans la lucarne de lumière l’histoire se répèterait. 
            Alors elle appuya.     
            Il y eut un sifflement sidéral. Elle eut à peine le temps d’apercevoir le ciel se zébrer de rouge, ultime aurore boréale, qu’elle fut pulvérisée en un million de particules projetées dans le firmament, pluie fine d’étoiles filantes dont il ne resta que poussière, car ce soir-là l’univers vit apparaître une nouvelle voie lactée du nom de Cordélia. De nouvelles constellations furent propulsées dans l’univers formant une poche de lumière, îlot stellaire des Justes, nouvelle galaxie qui abriterait le Triangle des Mères, pléiade semblant veiller sur Cordélia, des milliards de novas dessinant des orques et des aurochs irradiants, le ciel pouvant enfin respirer, à nouveau paisible et calme car la Terre avait cessé  son chahut et l’on pouvait enfin entendre à nouveau le ronronnement débonnaire de l’éternité.
                                                                                                                                   

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire