Ses yeux noirs, bigarreaux tristes, le
cerne bleuté sous la pâleur maladive de sa peau effaçaient sa présence. Une
Femme-Ombre, sillage d’elle-même. C’est pour cela que je l’avais remarquée.
Cette absence à soi.
J’en avais connu des femmes, vu
défiler un nombre qui se perdait au bout des doigts, si bien que je ne les
discernais plus. Elles passaient le seuil de la chambre sans qu’aucune émotion
ne me traverse.
Leurs seins, gourds ou fraîches
pommes, n’étaient plus objet de désir, pas plus que leurs fesses. Je ne les
voyais tout simplement plus. Je crois que je les invitais à entrer par
habitude, dans un geste dont la banalité effaçait toute trace de sentiment. Aussi
parce que j’aimais leur faire du mal. Un bourreau des cœurs blaguaient les
copains quand je les rejoignais au café, après le travail. Cela nous faisait
rire.
Mais elle, c’était différent.
J’avais tout de suite remarqué sa silhouette, ridicule animal à découvert,
petite bête vulnérable qui semblait livrer son âme au diable. Comment aurais-je pu ignorer cette chair
désertée par la vie ? Cette masse de viande qui autrefois avait du être une
femme. Comment ne pas avoir envie de la secouer ?
Reviens à la vie, imbécile.
Regarde-moi. Ne fais pas comme si je n’existais pas. Sieh ich an, tu n’existes pas.
Elle se tenait maintenant sur le
seuil de la chambre, avec son regard de chouette chevêche et sa chair de poule.
Elle semblait ne rien avoir entendu. J’eus immédiatement envie de saisir ses
seins et ses fesses. De les éperonner, fourbir et malaxer. De palper son corps
tellement fort, des ongles jusqu’au crâne,
que la vie referait surface dans sa chair en naufrage.
Viens, petite poule, kleine Henne, que je te pique, te frotte
et te malaxe.
Je ne l’avais pas encore invitée à
entrer. J’hésitai. Je regardais son sexe, la folie sombre de ses poils de jais
contrastant avec la maigreur de son bassin. Un appétit noir tordit mon ventre.
Viens enlacer tes pattes d’araignées
autour de ma taille, kleine Spinne, que
je réveille ton regard mort…
Mais ce n’était pas sérieux. Pas là.
Pas maintenant. Pourtant, une fougue de désir, galop magmatique de pitié, de
dégoût et d’amour refoulé, piétina mon ventre.
J’eus soudain envie de la serrer dans mes bras. Moi qui détestais les
étreintes, je m’avançai vers elle, cœur sec arrosé par une émotion
lointaine, pluie fine et étrange que
j’identifiais comme une ondée de tendresse.
Ich weiß nicht, was
soll es bedeuten,
Je ne sais pas pourquoi
Daß ich so traurig bin;
Mon cœur est si triste,
Mon cœur est si triste,
Ein Märchen aus alten
Zeiten,
Un conte des temps anciens
Un conte des temps anciens
Das kommt mir nicht aus
dem Sinn.
Toujours me revient à l'esprit.
J’avais pourtant toujours détesté
Heinrich Heine. Mais ces mots se mirent à tourbillonner dans ma tête. Je
revoyais le Rhin de mon enfance, la cabane de pêche dans laquelle mon père nous
emmenait quand nous étions enfants. Le pain de seigle qui accompagnait les saucisses
blanches et cette femme qui nous apportait le repas de midi. Elle avait les
yeux noirs et la peau grise, comme cette inconnue qui se tenait nue devant moi.
Je revoyais cette femme que papa emmenait ensuite dans la cabane et qui avait
le même regard vide. Son corps était encore plus mort que le reste des saucisses
au fond de nos assiettes. Die Frau von Würsten.
A chaque fois, j’avais envie de l’empêcher d’entrer. De lui dire de rentrer
chez elle. Qu’elle n’avait pas besoin de subir ça. Papa n’était pas toujours
gentil avec elle. Elle aurait pu être
belle. Il aurait suffi qu’elle se peigne les cheveux. Il aurait peut-être suffi
que je le lui dise. Mais elle ne me voyait même pas.
Depuis
le temps, je l’avais effacée de ma mémoire. Tant de femmes avaient traversé ma
vie… Je les emmenais maintenant dans la chambre comme mon père l’entraînait dans
la cabane. Mais l’inconnue avait surgi
et le passé était revenu comme un air entêtant. Je la regardais qui tremblotait
dans le froid, ses omoplates hoquetant, fragiles ailes de papillon géant, ses
yeux vides exprimant un renoncement total. Je me sentis désarmé, saisi par une
émotion si vieille qu’elle me
transportait sur les rives du Rhin, du temps de la pêche à la truite et des
saucisses blanches.
C’est
alors que cette pensée stupide traversa mon esprit. J’éprouvai soudain le
besoin d’aimer cette inconnue puisque je n’avais pas su protéger Die Frau von Würsten. Je serais allé lui
chercher une couverture et de la soupe pour qu’elle se réchauffe. Voilà. Je
l’aurais réchauffée et puis je me serais excusé.
Je
m’avançai vers elle, l’âme pure de mes huit ans faisant naître à la commissure
de mes lèvres ce que l’on pourrait appeler un sourire. Je levai le bras pour la
prendre par l’épaule mais l’idiote eut un geste de recul. Fort heureusement. Son
visage devint le même que toutes les femmes que j’avais connues. Masque immonde de la faiblesse et de l’impotence.
Son effroi ragaillardit mon instinct de puissance et fit taire ce trouble
absurde. J’oubliai les truites, la cabane et die Frau von Würsten. Je me
ressaisis et lui ordonnai de franchir le seuil.
C’était la dernière de la journée à
enfermer dans la chambre à gaz.
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