Elena Chernyshova – Deer Hunters |
Ils
ont d’abord retrouvé le corps de l’une d’elles. Sans tête. Entre le prunier et
le noyer. C’est Petit-Biscuit qui l’a découverte. La gamine a hurlé.
Maman, maman, je trouve pas sa tête !
Le
cœur de la petite fille n’a fait qu’un bond. Il faut dire qu’elle n’était pas
aidée par l’actualité. Des mois qu’elle ouvrait le journal en apnée de peur de
lire une horreur de plus.
Allez maman, viens voir la souris sans tête !
La
petite fille a fait une grimace en lorgnant le ventre du chat qui se prélassait
sur le muret. Elle est venue à côté de l’enfant qui observait le cadavre. Il
n’y a pas eu de larme ni de question angoissée. On avait déjà longuement étudié
le travail des fourmis sur un campagnol crevé. La gamine connaissait même le
mot nécrophore. Elle s’était à ce propos fait punir à l’école. La
maîtresse avait cru entendre nécrophile: direct dans le bureau du dirlo,
la petite sataniste !
Une
fois que la fillette eut bien regardé le corps raidi de la bête, elle s’en
retourna bâtir des routes et des chenaux imaginaires dans le gravier. Il ne fut
plus question de la souris pendant le reste de la journée.
Le
soir, Petit-Biscuit y revint tout de même de manière détournée. Alors qu’on la
bordait, elle avait demandé :
Pourquoi on la met pas dans un cimetière, comme le papa de mamie, la
souris…?
Pourquoi?...
Pourquoi pas… La petite fille avait dit Demain si tu veux et avait
embrassé l’enfant sur les cheveux.
Bonne nuit mon petit rat.
Bonne nuit maman.
Déjà
la langue de Petit-Biscuit faisait clop clop contre son index, et le
doudou avait recouvert son museau.
Le
lendemain, on aurait tout oublié si ce n’était cette nouvelle découverte.
Maman, maman, y a un ruban qui sort du ventre d’une souris.
D’une musaraigne, ma chérie, et ce sont ses intestins, avait doctement
précisé le cow-boy, venu constater les dégâts.
De
jour en jour, le sol fut recouvert d’un monceau de cadavres patiemment amassés
par le chat sur un périmètre de deux mètres carrés, curieux ossuaire. Où qu’il
les tuât, le Serial Kitten les ramenait dans ce sanctuaire, lissant ensuite ses
moustaches d’un air satisfait, miam miam les petits crimes, clap clap mon péché
à ciel ouvert.
Des trophées.
Mais
la vue des petits corps lacérés, entrailles évidées, billes noires des yeux
exorbités, avait quelque chose d’insupportable. On prit une pelle et enfouit
les rongeurs, ensevelissant la mort et l’outrage.
Malgré
tout, la petite fille cauchemarda la nuit suivante.
Puis celle
d’après.
Le chat,
quant à lui, continuait à bouffer les souris comme des croquettes, l'âme repue.
Mais nous ?
Nous ?
Oui nous.
Nous quoi ?
Combien
de cimetières pourrions-nous exhumer, dans lesquels nous ensevelissons nos
petits crimes?
Combien
de forfaits dérobons-nous au ciel, sous les décombres de l'oubli, à l’abri de
notre conscience, toujours bonne pour jeter la première poignée de terre?
La
petite fille se tortillait dans le lit. Quelque chose de sale avait été remué.
Qui puait. Odeur douçâtre et verte de cadavre.
La
troisième nuit, réveillée en sueur, elle se précipita dans sa bibliothèque, cherchant
fiévreusement un livre. Sans le titre c’était plus compliqué. Elle se souvenait
juste qu’il s’agissait d’une série d’entretiens menés par une sociologue à
propos de l’exercice du pouvoir. Qu’elle avait interrogé un juge, un commandant
de sous-marin nucléaire, un chef d’entreprise, un rabbin, que sais-je encore, tous
gens de pouvoir qui tenaient la vie d’autres personnes entre leurs mains.
Entre leurs mains !
Hourra !
C’était ça le titre !
Du
coup, elle retrouva l’ouvrage assez vite, le feuilleta nerveusement jusqu’à
tomber sur la bonne page. Il s’agissait de la première conversation d'Isabelle
Boccon-Gibod. L’ouvrage retranscrivait le dialogue entre la sociologue et son
père, qui inaugurait cette série de confessions. Lui était chirurgien. Spécialisé
en urologie, désormais à la retraite. Elle l’interrogeait au premier étage de
leur maison de famille, dans le Vexin.
Elle : Regrettes-tu de ne plus opérer ?
Lui : Non. J’ai opéré longtemps et j’ai pu faire tout ce que
j’aimais. A vrai dire, j’ai été surpris, en prenant ma retraite, de mon
soulagement à ne plus ressentir le poids de mes patients. Je pouvais enfin me
réveiller sans me demander comment allait monsieur Machin, ni ce que je
trouverais en arrivant à l’hôpital. […] Je n’oublie pas pour autant mes
patients, à commencer par ceux que j’ai perdus. C’est bien cela que l’on
dit, « perdre » un patient, et le terme est intéressant. C’est en
effet un deuil. L’urologie n’est pas une chirurgie à risque vital majeur et
pourtant j’ai perdu quelques patients. Ce sont des choses qui marquent. Un de
mes maîtres disait que les chirurgiens ont chacun leur cimetière et qu’ils
doivent le visiter régulièrement. Je visite le mien.
Ces
mots, les chirurgiens ont chacun leur cimetière et […] ils doivent le
visiter régulièrement. Je visite le mien, relus dans la nuit
violacée, attiraient la petite fille dans des zones aux marbrures de
macchabée.
Elle
chercha la lune dans le ciel.
Pas d’astre
blanc. Rien que des ténèbres, goudron trapu.
Viens. Viens visiter ton cimetière, petite fille, lui renvoyait l’opacité.
Alors,
tremblante, elle posa un pied sur le sol cendreux.
Il
était jonché de reliques, tas de breloques dans lesquelles elle crut
reconnaître des carcasses, corps osseux de ses regrets.
Il y
avait là les feuilles séchées des plantes qu’elle n’avait pas arrosées, l’ombre
blafarde de celles qu’elle n’avait jamais plantées. Quelques rêves abandonnés
traînaient dans un coin, recouverts de poussière, se serrant en chien de fusil,
silhouette d’enfant.
Il y
avait bien quelques mots inscrits en lettres rouges sur les murs, projections
de sang qui rejouaient les paroles dites trop vite, trop haut. Pas la peine
d’appeler Dexter.
De toute façon vous êtes que des cons.
Tu peux toujours lever ton verre de champagne, t’es qu’une pute.
Autant
de grenades dégoupillées dans des moments irréfléchis - colère ou d’alcool
mauvais - dont les blessures, mal pansées par des kilomètres de pardons ou de douceur,
n’empêchaient pas la cicatrice d’encore baver sa méchanceté. Charpie inutile.
En
avançant, elle reconnut, pendu à des crochets, le corps gâté par le temps
d’amitiés déchues. H et S pendouillaient au bout de la potence et les vertes
années où elles riaient, s’appelaient des heures pour se donner simplement
rendez-vous sur la Plaine où elles écumeraient les bars, à coup de rhum-coco,
avaient gonflé, gonflé comme ventre distendu de noyé, la peau tuméfiée d’avoir
bu tant de larmes.
Elle
caressa la joue de l’une, le front de l’autre, et sous ses doigts la peau
s’effilochait comme autant d’occasions ratées.
Et
tombe la lettre jamais envoyée.
Et
sonne le téléphone dans le vide.
Elle
passa alors devant une galerie de petits visages dans des bocaux, qu’elle
supposa conservés dans du formol. Ils faisaient la grimace. Horribles petits
monstres. Derrière le rictus figé, elle ne pouvait se tromper. Soigneusement
étiquetés sur les étagères, elle reconnaissait les traits de certains, élèves
plus ou moins lointains, dont elle avait négligé la peine, qu’elle avait blessés
d’un regard ou d’une note tyrannique, peut-être d’une blague mal placée.
Mais
que faisait le visage poupin de Petit-Biscuit, dans cet affreux muséum?
Quand
l’avait-elle blessée ou négligée pour que le bocal déforme le massepain de sa
joue en boursouflure ?
Bordel, réveillez-moi !
Très drôle… Pour une fois que tu as les yeux vraiment ouverts…
Une
goutte de sueur perla à son front.
C’est
là qu’elle vacilla.
Car
devant elle se découpait une falaise. Ses rebords abrupts plongeaient jusqu’au
centre de la Terre, qu’on sentait à la fois immensément proche et lointaine, car
remontait de ses entrailles une chaleur magmatique, qui refluait un plasma
aqueux, d’où débordait un monceau de cadavres.
Ça
puait la nécrose à plein nez et dans ce flot ininterrompu de charogne, les bras
des uns se cuissaient avec les épaules des autres, organes agrippés en étreinte
éternelle.
Et que
je t’humérus, te tibia, te maxillaire, te thorax, pendant que tu me scaphoïdes,
me sternum, me cubitus, dialogue de barbaque sans âme, qui nous aurait raconté des
odyssées sur les flots, si des langues il était resté quelque chose, hormis
l’indigestion qu’en avait fait les poissons.
Mais
ces milliers de corps n’avaient plus ni langue, ni patrie, ils avaient même
oublié leur destination, arrimés à fond de cale puis de flots, et les
coquillages ne chantaient plus à l’oreille des enfants.
Tas de viande.
Viens,
approche-toi de cette fosse et demande-toi dans quelle matière a été forgé le
couvercle pour que soit préservée la
fraîcheur de tes matins.
Cherche
bien.
Fer,
inox ? Acier ou titane ? Aucun métal ne supporterait tant de
souffrance.
Allez,
petite fille, je t’aide un peu. La cloche qui capitonne nos fosses communes est
composée de toutes petites lâchetés, de comme
si de rien n’était, de malgré tout,
aidée par des j’ai signé la pétition,
ou moi je vote à gauche, autant
d’abdications ordinaires, paresse quotidienne qui nous permettent de trouver
chaque matin l’aube encore plus belle. Ce qui est déjà bien.
Mais
le danger, c’est d’oublier que le bleu du ciel est aussi celui des cadavres. D’oublier nos fosses communes en ouvrant des
bouteilles, résistance à peu de frais.
Hashtagtousenterrasse.
Et
crèvent encore une fois les morts.
Alors
ce soir, cher frère, je vais laisser la plaie ouverte tandis que la bouteille restera
close. Je ne te sauverai pas, n’enverrai pas d’argent à ta famille. Ce n’est
pas non plus ce soir que je voterai, pleurerai ou donnerai quelques heures à
une association...
Je te
prêterai juste ma voix et pardonne-moi d’avance si elle est hésitante, manque
de finesse ou prend trop de place.
Je
n’étais pas dans le bateau avec toi.
Je ne
peux qu’imaginer.
Recouvrir
ton corps d’une cendre plus digne que l’oubli.
Parler
de toi comme d’un frère.
C’est
à toi que je m’adresse, à vous, frères des routes liquides de la Méditerranée,
des cols neigeux des Balkans, que je m’adresse. A vous, triste colonne qui
emprunte les routes d’eau et de terre pour une vie meilleure, pour un chez soi qui
est notre chez nous, et périt de murs et de tristes sires qui se récrient dans
leur barbe propre Pas de ça chez moi.
Combien
d’entre vous étoileront encore leurs mains sur nos barbelés ?
Savez-vous comment les anciens appelaient la
Méditerranée ?
Mare nostrum
Ca pourrait
sonner beau, comme dans Notre mer qui
ressemble à Notre Mère qui pourrait être un début de prière, alors que
les mots se hérissent, comme sous Mussolini, Molto nemici, molto onore...
en vagues bleu marine, couleur devenue fasciste.
Il
suffit de pas grand-chose, une voyelle, pour que la mer devienne mur.
Pas
plus pour qu’un bateau chavire.
Et
toi, Europe, dont le nom signifie en grec Celle
qui a de grands yeux, comment peux-tu garder tes paupières fermées quand,
sur les plages de Kos, Lampedusa et d’ailleurs, s’échouent des passeports aux
identités effacées par tes flots, brassards Hello Kitty auxquels plus aucun
enfant ne s’accroche, le plastique atrocement rose quand on sait la couleur des
joues d’un enfant mort.
Combien
nous faudra-t-il voir flotter de fantômes pour les faire nôtres?
A
combien de vies estimerons-nous l’indignation impérieuse ?
Ce
soir, les questions flottent avec les morts dans le plasma.
Avec
les mots aussi.
Car
avec eux, on assassine la réalité. Le réfugié a disparu. Meurt désormais
un migrant. Disparue la possibilité d’un asile, la légitimité du refuge,
comme n’importe lequel d’entre nous embarquerait sa famille sur un pneumatique
pour échapper à l’atrocité. Le migrant migre, il n’a pas de chez lui d’où il a
fui, pas de destination non plus, du coup aucun lieu pour devenir un chez soi.
Son
essence est de migrer, à un participe toujours présent.
Qu’on t’ouvre
les yeux, Europe, à coup d’ouvre-boîte, de faucille ou de marteau-piqueur, et
qu’on autopsie ce langage de forteresse.
Allez-vous
en, noirs syntagmes, squelette langagier de nos apories politiques ! C’est
vous qui rendez la nuit si opaque. A cause de vous, le migrant migre, non pas qu’il
n'existe aucun lieu d’accueil mais parce qu'il n'y a aucune volonté de le voir
s'arrêter, ici ou là.
Europe
a définitivement fermé ses portes en même temps que les yeux.
La salope.
Alors
ce soir, la petite fille ne retrouvera pas le sommeil. Elle fera corps avec la
nuit et ouvrira grand ses yeux de corbeau. Aucun phare n'éclaire le cimetière
de nos lâchetés, noir des deuils que l'on ne portera jamais.
Alors
jusqu’au petit matin elle exhumera les corps, pour écrire ce texte, et promis,
demain, elle ira parler à la maîtresse de maternelle.
Pour les autres épisodes, c'est ici:
La caméra et la tartine de merde
La musique est un cri qui vient de l'extérieur
A royaume de terre, couronne de roi
La petite fille et le tomawak
La tentation de la tortue
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