lundi 11 janvier 2016

Platzkart



© Alexey Titarenko

Platzkart, ça sonne un peu comme un ordre sec en allemand, Papier schnell !  Coup de trique dans la gueule. Pourtant, on est en Russie, pas de kapo ni de croix gammée, juste un train peint de large bandes horizontales, bleu ciel, rouges et blanches avec une étoile à l’avant. Ça sent la machine bien épaisse, matos communiste, pour transporter les sociaux-traîtres ou le bétail, tôle bien solide, qui supporte les coups de poing, de sabot ou de froid.

Et quand la provenitza te demande ton billet, t’as l’impression qu’elle te condamne à la désinfection avant la Kolyma. 

Bystro *, on se dessape et on file rejoindre le tas merdes qui s’agglutinent au fond du wagon.
 
Toi, tu voulais aller à Oulan Ude, capitale de la République de Bouriatie, ça résonne orangé et doux, la Bouriatie, comme le ventre d’un bonze ou une écorce mollie par les pluies d’automne. D’ailleurs, t’avais prévu d’aller visiter des temples bouddhistes et des forêts orientales, avant de rentrer manger des cornichons Molossol, dans un hôtel trois étoiles, en oubliant bien confortablement celles du drapeau sur fond rouge. T’avais prévu ton escale petit luxe, modeste pause dans cette caravane d’enfer.

De fer, corrige Vodka, qui s’y entend comme pas deux quand il s'agit de coller à la réalité.

Soit.

Mais depuis que la provenitza te jauge avec son œil mauvais, sous sa frange peroxydée, t’as juste envie de monter dans n’importe quel autre train qui t’emmènerait loin de cette bonne femme.  A Moscou ou Karsnoïarsk, quitte à te reprendre des baffes et te faire arnaquer. Parce que face à elle, de drôles d’images remontent des égouts du temps, où les longitudes s’emmêlent avec les latitudes. Tu vois traverser des trains sinistres, STO, goulag, bétaillère. 
Pas de chance… Toi qui, faute de luxe, te satisferais d’un peu de consolation contre la poitrine rembourrée d’une baba, tu te carres l'uniforme raide d'une provenistza prête à te fouetter.

C’est de ta faute, petite conne. T’as choisi la platzkart.
La numéro 23.  

La platzkart, c’est la loco des pauvres. Platz Karte. Ça vient bien de l’allemand. Made in RDA. Souviens-toi, les usines de l'Est, pendant la Guerre Froide. De la tôle bien solide et épaisse.Compte pas t'échapper.

Ici, tu remballes tes répugnances au fond de ton sac et rejoins les soixante moujiks qui se sont déjà mis à l’aise pour le voyage. C’est la troisième classe. Ça jogging et tongue avec chaussette. Faut pas faire sa mijaurée, ça sent le pied et le poulet, c’est baba qui l’a fourré dans le sac avant de partir Lyoubimié, mon chéri, en faisant semblant de ne pas voir les trois bouteilles de vodka, toujours mieux que la bière qui coûte plus cher. Ici, on se bourre à la patate. Pas les moyens du houblon.

  Toi, tu grimpes timidement sur ta banquette, fourre ton sac dans le coffre, sous le siège, méfiante, et interroge Vodka du regard. Qui prend le haut, qui le bas ? Vodka a compris que tu étais à deux doigts de te mettre à chialer. Allez, bébé, garde le bas, tu risquerais de tomber. D’un coup d’échelle, elle se hisse sur la couchette suspendue et déjà la voisine mongole l’aide à faire son lit. Impossible de comprendre ce qu'elle baragouine mais Vodka lui sourit. Et qu’elles déplient les draps, les tendent pour border le plumard, pas besoin de mot pour les gestes du commun.

La Mongole sort du poisson fumé, en propose à l'encan. L’odeur boucanée envahit le wagon et c’est le coup de sifflet. Froissement de sac plastique, mains qui fouillent au fond des cabas, on sort tasse, torchon, bocaux d’ail à l’huile, boulettes de viande, il doit y avoir une famille de Géorgiens, ils ont prévu les khachapuris, petits peins ronds garnis au fromage. Et que ça triture, mastique, broie, s'essuie avec la manche, grande mâchoire commune, et tous ces glouglous se confondent dans cette vaste manducation qui annule l’obscénité du Grand-Déballage d'odeurs et gargouillis; le manger, le boire, comme le dormir ou le pisser, devenant le bien commun, de celui qui se passe de mot, comme il est inutile de se dire pardon à soi-même quand on rote.

C’est la platzkart.

On sort la bouffe comme les bouteilles, les pieds, l’haleine et on met tout sur la table.

Une nuit à voyager à soixante quatre, c’est un peu la colo et le kolkhoze.

La colokhose.

Au début, on fait un peu sa bêcheuse. Non, non, ne regardez pas, j’ai un bout de poulet coincé entre les dents (celui du fils de baba, qui a proposé de partager une cuisse, même si on sent bien qu'il préfèrerait qu'on lui propose les nôtres), et puis, au bout des lassitudes, latitudes étirées en kilomètres de taïga, dont on ne voit défiler que la lisière noire, dentelle de charbon qui mord le ciel blanc avant d’y mettre feu en fin de journée, l’horizon devenu mandarine à sang, au bout des fatigues à voir passer et repasser ces militaires en tenues kaki  (bruyants les gars, ils ont partagé la vodka)  à entendre ronfler le type au poulet (peut-être rêve-t-il de nos cuisses, qu'on n'aura pas partagées?), pleurer le gamin qu’on ne verra jamais (il aime pas le poulet froid, voulait des nuggets, le minou), observé le groupe de paysans chinois monter en plein milieu de la nuit avec des cages remplies de volailles (est-ce qu’ils vont les zigouiller pour les bouffer ? On reprendrait bien un peu de blanc) au bout de tant d’intimité, parce que, bien sûr, on a enlevé le jogging, les tongs et les chaussettes, et que les draps ont tous la même couleur, on va dormir du sommeil commun, celui du pauvre, quand la fatigue harasse et qu’on ne songe pas à la paillasse trop dure, on va juste se laisser bercer par ce dorlotement un peu poissard, sans s’émouvoir du gras de poulet sur les doigts (le lavabo des chiottes est bouché), et on ne va plus penser à la bouche ouverte quand on dort, ni a l'horrible provenistza, qui cajole pourtant dans son samovar un thé incroyablement suave, on va se sentir emmitouflé par quelque chose de très doux, encore plus que la poitrine rembourrée d’une baba, quelque chose de chaud, comme ces housses de canapé si moelleuses et laides, sur lesquelles on fait des siestes de plomb, et cette nuit-là, un peu knock out, on dormira tel un seul corps, mélangeant les souffles, les frôlements de peau contre le coton des draps, les quintes de toux, sursauts nocturnes, peut-être même les songes érotiques, la vodka excite et ça sent la transpiration, avec soixante quatre inconnus dont on ne saura jamais le nom ni la destination, mais dont l'odeur mêlée restera longtemps imprégnée dans nos vêtements, effluve trivial et réconfortant qui fera tiquer le type à l’accueil du trois étoiles, quand on débarquera  le lendemain, à Oulan Ude.

C'est qui ces souillons qui puent la platzkart à plein nez? Dehors les crasseuses!

Finalement, le type n'osera pas nous renvoyer; Vodka a sorti sa carte Gold. 

Et dans la chambre pompeuse aux draps tirés au cordeau, on rentrera dans un lit raide et froid -  mon dieu on se croirait dans un suaire ! – avec cette drôle d’impression que je retrouverai, quelques années plus tard, en apprenant, par la voix de Vladimir Iakounine, la mort des platzkarts, mises au rebut pour anachronisme. Je ne saurai alors que faire de cet étrange sentiment, proche de celui qui peut pincer l'estomac, face aux statues que l’on déboulonne, comme si le temps pouvait s’effacer. Je me dirai juste que ce serait bien de faire du poulet, à midi. Et d’inviter la voisine, même si elle pue des pieds. 

* Bystro, быстро: vite, en russe. 

Pour les épisodes précédents, c'est ici:

  1. Prologue
  2. Moscou, cathédrale Basile-le-Bienheureux.
  3. Danse macabre sur la Revolioutsii Plodstadt
  4. Dents d'Or
  5. Avant je croyais que le jetlag c'était un nom de cocktail
  6. Krasnoyarsk blues
  7. Le chamane et le Sergent Hartman
  8. Les voyages ne commencent pas toujours au départ

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire