jeudi 18 juin 2015

Le diable prend le TER




Detail from Deportation to Death (Death Train), 1942, by Leopoldo Mendez. Photograph: Art Institute of Chicago
Comme Dionysos vient d’écraser l’ordre apollinien,  il serait idiot d’en rester là et de reprendre sagement le récit comme si de rien n’était, en ignorant qu’on pourrait saisir le diable par la queue, car il s’agira bientôt de lui,  même si l’on doit commencer à l’envers, ou plutôt justement. 


Play.


La journée est finie. 


La petite fille est dans le wagon-retour. Elle fulmine, cramoisie de l’intérieur,  serre les poings contre un feu intérieur qui éjacule des tâches rouges sur sa poitrine, grosse éruption de colère. Qu’elle ne se jette pas sur la blonde avachie le long de la banquette,  conne hyperbolique qui occupe trois places avec son sac et son impolitesse, relève du miracle. Miracle contraint, soyons honnête: la petite fille n’est pas seule, observée par une centaine d’yeux qui scrutent sa réaction. Aujourd’hui, elle a mis son costume de professeur, interdiction de fesser la blonde. Du coup, elle ravale ses jurons. 



Nous sommes dans le train en gare d’Aix-en-Provence.

On a emmené les troisièmes (A, B, C, D) visiter le mémorial du camp des Milles.

On rentre au collège, sonnés. Trois wagons ont été réservés à cet effet.  Y a même des étiquettes écrites rouge sur blanc, placardées aux fenêtres, pour informer les usagers.



La petite fille regarde celle au-dessus de la blonde qui ne veut décidément pas changer de place. Elle grince des dents. En fait, c’est pas des histoires, le diable s’habille en Prada, y a le logo de la marque sur le sac de la fille. 


Si on remonte en arrière, on va pas trouver mieux: juste avant, la petite fille a essuyé un Putain fais chier d’un type à la chemise impeccable, claveté à son attaché-case. Satan is the boss. 


Si on rembobine la pellicule un peu plus avant, un couple de zonards l’a bousculée en changeant de place. Effluve de tabac et de vin. Lucifer se défonce.



Face à toutes ces anamorphoses, la petite fille reste angélique. On l’a déjà dit, elle n’a pas le choix.



Du coup, elle avance entre les sièges en essuyant le plus dignement possible les mauvais postillons et les humeurs de chien. Pourtant, ses tempes  bourdonnent et de ses tripes remonte un truc gluant et brutal qu’elle balancerait volontiers à la tête de la connasse, mais elle déglutit, respire, et poliment demande : Excusez-moi, pourriez-vous…



La blonde replie mollement ses jambes et siffle entre ses dents un minable C’est bon ?



Ton sac Prada, tu lui a pris un billet première classe ? lui demande Géo, quinze ans, œil en dague et blague vive.   

La petite fille ne le reprend pas. Bien vu le môme.



Pendant ce temps, le type à la chemise impeccable fait un scandale parce que la SNCF n’a pas prévu assez de places (ce qui n’est pas faux, au demeurant). 

Ca fait trente ans que vous êtes mauvais ! qu’il gueule à la contrôleuse qui fait semblant de ne pas l’entendre. Le diable aurait aussi des problèmes d’audition…



A y regarder de plus prêt, en balayant le wagon du regard, on les voit bien, ces moignons dans leur dos et grimaces sur le visage. La blonde, l’homme d’affaire, les zonards et la contrôleuse, tous abritent en eux une petite boule de feu rouge qu’il vous jette à la tête si vous approchez, anges déchus qui fait d'eux autant d'associés du diable.  

Le διάβολος, diabolos des grecs, pas le diabolo des Gras-Bon.

Le terme renvoie à ce qui « divise, désunit, détruit ». Chacun, en lançant sa boule de feu, livre une guerre du quotidien. Une odeur de soufre plane.



Un autre jour, on en serait resté là. Un peu fatigué on aurait soupiré que Sartre avait bien raison, L’enfer c’est les autres, puis on serait passé à autre chose.

Seulement, aujourd’hui est un jour spécial.

L’Enfer n’est pas seulement ce concept biblique ou métaphorique dont on peut user par abus de langage. On l’a frôlé pas plus tard qu’il y a une heure, d’ailleurs, il nous a un peu grillé le bout des mèches.



Pour comprendre, il faut revenir au matin. Il est onze heures. On a atteint le second étage du camp des Milles.

Le ciel de juin retient depuis des semaines la pluie, le mercure si haut, les nuages si bas que la chaleur écrase ce mardi déjà salement alourdi par les murs de briques et le sol de silice. A travers la fenêtre, on peut voir un wagon.


Un wagon à bestiaux.



La petite fille trouvait ça essentiel d’emmener les gosses se frotter à ça, à la réalité du lieu, à leur corps dans la pénombre, encore hantée  par les disparus (hommes aux rez-de-chaussée et premier étage, femmes et enfants au deuxième) que Vichy avait internés là avant de les envoyer à Auschwitz-Birkenau.



Dès l’arrivée, Coconut avait senti le roussi. Coconut a quinze ans, C’est le genre de gamine aux genoux écorchés, pommettes anguleuses, qui vous regarde droit dans les yeux, faut pas lui mentir. Une adolescente exigeante. 

A peine le bus s’était-il arrêté qu’elle avait remué sur son siège. La petite fille avait lorgné de son côté, et, avant même qu’elle ait eu le temps de se lever, la gamine s’était mise à pleurer.

La simple vision des barbelés, celle des fenêtres condamnées et de la cheminée de quinze mètres (pourtant érigée dans l’unique but d’évacuer la fumée des fours à tuile), avait suffi à secouer ses maigres épaules de sanglots.



Elle sent les morts… avait murmuré, Peanuts, sa copine, sur un ton dramatique.



La petite fille lui avait jeté un regard de travers. 


Bullshit.  


Les Milles étaient un camp d’internement, on y avait souffert, salement dégusté, parfois crevé (de dysenterie, de faim, de froid ou de chaud,  quand ce n’était pas à cause du rouleau compresseur du désespoir) mais il n’y avait pas eu d’extermination massive. Il ne fallait pas tomber dans l’hystérie qui déréalise l’Histoire. Gaffe les minots ! Le pathos c’est vicelard, ça engraisse la jouissance morbide, c'est vite dégueulasse. 


Peanuts avait fait semblant de comprendre mais comme Coconut reniflait de plus belle, elle n’avait pu s’en empêcher : 


Elle sent le diable



Ok, Peanuts, moi je sens que dans deux secondes je vais t’en coller une.



Ceci étant dit, quoique déguisée en prof, la petite fille n’en menait pas large non plus. 


A l’intérieur, il faisait noir. Les couloirs étaient restés poussiéreux. Au bout de l’un d’eux, au deuxième étage, il y avait une fenêtre. Cette dernière dessinait le cadre d’un tableau: du bleu, du vert, le dehors mais un wagon. 

Un wagon à bestiaux.



La jeune fille qui faisait office de guide était nerveuse, c’était son baptême du feu, première visite commentée. Trois heures à tenir. Son anxiété était palpable. Elle avait désigné la fenêtre :


Quand les premiers convois ont été affrétés, les femmes qui restaient voyaient les trains stationner,  parfois pendant soixante douze heures. Faut imaginer ça sous le soleil du mois d’août. Elles comprenaient ce qu'il allait leur arriver. Des cris  remontaient du train. Cela n’en finissait pas.  On entendait le bruit sec des poings contre les portes, pire que des coups de sabot.



Wagon à bestiaux.



Personne n’avait envie d’entendre la suite. On savait déjà.



Des femmes avaient sauté.



Coconut était livide. Les autres pas moins. 


Les gamins commençaient à voir se dessiner, dans leur conscience d’adolescent, des noirceurs aux contours calcinés. Le cœur de la petite fille se serrait. Pardonnez-moi les enfants, on ne pouvait pas vous laisser barboter avec les anges de la téléréalité plus longtemps. Elle pense au film qu’elle a vu, en son temps, à l’âge où l’on songe plus à se rouler des pelles.  Shoah. Hommes, femmes, enfants, corps-insectes, bras et jambes aussi secs que pattes de sauterelle, yeux immenses et vides de tarsier, monceaux de lunettes, montagnes de cheveux, millions de noms réduits à néant, néant d’hommes, de femmes et d’enfant gazés comme des insectes.



Wagon à bestiaux.



Le pas des adolescents devient lourd. Leur silence et leur visage graves.


Ils lisent les inscriptions sur les murs, dessins à la suie, au crayon, noms gravés à la fourchette sur la brique, ils touchent la réalité de l’Histoire.
 

            Dans l’après-midi, il y aura des ateliers qui visent à décortiquer les mécanismes rendant possibles les génocides. 
 

Arménie, Shoah, Rwanda… 


Leurs visages se tirent. La question reste en suspens au bout de leurs lèvres comme une bulle de chewing-gum enfantine: et moi, si j’avais eu vingt ans à Erzeroum, Berlin ou Kigali, qu’est-ce que j’aurais fait…



Les mains sont moites. 


            Peanuts pourrait dire Ils sentent le diable en eux… mais elle cherche un mouchoir pour éponger son mascara.



            Sur le chemin du retour, un garçon vient se coller à la petite fille. Lui aussi sent un truc. Un truc qui pue, pas loin d’ici, bien présent. C’est confus, hésitant, mais elle comprend bien où il veut en venir. Est-ce qu’on ne serait pas tous en train de fermer les yeux, comme d’autres en leur temps, sur les milliers de morts qu’on laisse crever aux frontières et dans la mer.



Mare nostrum. Triste possessif.



Peanuts, passe-moi un mouchoir.



A Auschwitz-Birkenau, les chemins qui s’enfoncent entre les bouleaux ont des sinuosités bien plus complexes que la queue d’un Lucifer et débouchent sur des espaces autrement plus obscurs et effrayants qu’un trident. Ici, tout est grand. On  tue à grande échelle, presque 238 terrains de foot consacrés à l’assassinat.

Vertige.

Inconcevable, surtout, le nombre de morts.

Uppercut.

Puis, comble de l’horreur, c’est le minuscule qui vous achève. Les granulés de Zyklon B ont l’allure de petits galets, gris et polis, qu’un ruisseau roulerait sur la rive. Même le diable n’aurait osé pareil artifice. Il faut, semble-t-il, être un homme pour imaginer cela. Un homme, tout bêtement.  Une bête humaine.



La bête humaine, d’ailleurs, c’est une histoire de train. Ligne Saint-Lazare Le Havre. 


Eux, ils sont bien plus bas. Partis d’un wagon à bestiaux ils ont atterri dans un TER.
  

Dedans, une blonde qui veut pas lâcher son bout de gras. 


Géo  suggère à la petite fille de lui offrir un des billets d’entrée qu’ils n’ont pas utilisé. La petite fille opine du chef. Ça la démange mais elle ne va pas souffler sur la braise.

Elle se tourne simplement vers Peanuts et lui demande en désignant la blonde:


Ca sent le diable, non ?




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ALM/LAM/ MLA                           
Songe d'une nuit d'été
Ce qui reste

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