mercredi 24 février 2016

Possible (3)

Photographie de Evgenia Arbueva

L'Île

Le bureau sentait la graisse de phoque et les vitres dépolies laissaient à peine rentrer la lumière. Un vieux papier journal où il était vaguement question de révolution colmatait l'espace entre le mur et la fenêtre.

Igor Ieganovitch nota l’heure et la cause de la mort sur un bout de carnet jaune. Il ne savait pas comment remplir un acte de décès. Il savait seulement que Yakour était mort. Alors, faute de médecin, il signa le document.

Yakour Yakourevitch, mort le ** juin **** d’empoisonnement.

            C’était la première fois que l’un de ses chasseurs confondait un bidon de vodka avec du liquide de refroidissement. Il avait gueulé comme une bête qu’on étripe avant de devenir tout vert à la lumière des bougies. Quand le soleil s’était levé, on avait constaté qu’en réalité, il était plutôt bleu. 

De toute façon, Yakour avait toujours été un idiot. Maintenant, il le payait pour de bon, songea Igor Ieganovitch. Pour la peine, il s’envoya une gorgée de vodka.  L’un des gars l’avait distillée sur place et l’entreposait dans des bidons d’éthylène vides. C’est pour ça que Yakour avait confondu. Fallait tout de même en tenir une couche pour voler de la vodka en pleine nuit, alors qu’on éteignait le groupe électrogène à partir de vingt deux heures. Mais Yakour manquait de sens commun, comme je l’ai déjà dit, alors inutile d’épiloguer. 

Sur ce, Igor Ieganovitch retourna au camp. Là-bas, Andreï, grommelait dans sa barbe. Pour le coup, ça l’a bien refroidi, maugréait-il. En perdant son coéquipier, il risquait la moitié de son salaire. A lui seul, il n’abattrait jamais autant de travail qu’avec l’aide de l'ivrogne. Pour la peine, il cracha en direction du cadavre. Les autres se contentèrent de ricaner. C’était l’heure de la soupe, on n’allait pas pleurnicher pour un moujik jusqu’au lendemain. 

Et puis, les hommes qui disparaissaient, on y était habitué. Chaque saison avait son lot de morts. 
 
Arkady et son groupe, avalés par la mer, mille bras écumants.

Mikhaïl et son fils, englouti par la falaise, grande bouche d’argile.

Et les autres, Pavel, Vassili, Leonid et Fedor qui avaient cru bon d’ajouter leur haine à la barbarie de l’Île : rate perforée au couteau de cuisine pour une soupe pas assez salée, jugulaire tranchée avec un tesson de bouteille, celle-ci ayant été descendue sans partager… 

Ici, tout devenait dangereux. Hommes, objets, éléments. On racontait même qu’un des premiers chasseurs, rendu fou par une tempête, avait empalé son coéquipier sur une défense. Mais ça, personne ne pouvait le vérifier. Aucun homme n’était là à l’époque. On faisait une saison. Parfois deux, mais on ne se serait jamais risqué à tenter le diable une troisième fois. 
Seul Igor Ieganovitch était là depuis le début. C’était même lui qui avait monté le camp. Cela se racontait. Personne n'aurait pu vérifier. Et fallait pas compter sur lui pour en savoir plus. Pour lui, la seule raison valable de briser le silence était de donner des ordres. Sinon, il estimait qu’il valait mieux se taire. Alors personne ne savait vraiment ce qui s’était passé auparavant. Il y avait même fort à parier qu’ils seraient les seuls à savoir pour Yakour. La nouvelle ne traverserait  jamais la mer. Personne ne le pleurerait ni sur l’Île, ni sur le Continent.

Là-bas, personne ne savait ce qu’il se passait sur l'Île. Igor Ieganovitch recrutait des hommes qui savaient se taire. C’était mieux pour ses affaires. 

Les gars venaient de toute la Russie. Souvent les hommes d’une même famille. Le père, l’oncle, parfois le fils. On quittait Krasnoïarsk pour la fonte des neiges. Les femmes, mini-jupes et maquillage de professionnelle faisaient semblant de sangloter. Elles jouaient mal la comédie, attendant ce départ dans l’espoir qu’il leur ramène une fortune incertaine ou, au pire, un peu de répit pendant quelques mois. Il y avait aussi d’anciens légionnaires, des repris de justice, des solitaires aux dos tatoués qui n'avaient plus leur place nulle part. On les voyait errer dans le Grand Nord, l’hiver en quête de pétrole sur les plates-formes de forage, l’été à fourrager les entrailles de l’Île à la recherche de défenses de mammouth. 

C'était le nouvel Eldorado. Les Chinois payaient comptant.
Avec le réchauffement de la planète, le permafrost mollissait aux mois les plus doux. La terre devenait spongieuse et dans leur écrin de boue, parfois, surgissait hors de la falaise, blanche et immémoriale, une défense de mammouth. 




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