mardi 4 novembre 2014

Danse macabre sur la Revolioutsii Plotchad

1.02.1924, Premier mausolée de Lénine
Moscou, 23 juillet


              La Place Rouge, Revolioutsii Plotchad, est décidément un drôle d'endroit. Non contente de s'ériger sur la dépouille extravagante de Basile le Bienheureux, elle abrite, ad vitam aeternam un invité bien curieux:

Vladimir Ilitch Lénine, jalousement conservé par le Parti depuis sa mort, en 1924, dans un lourd tombeau de granit, adossé au Kremlin. 

Ici, c'est mieux qu'une boîte de nuit; l'entrée est gratuite, et pas que pour les filles. 

Est-ce bien de s'y rendre? A quoi bon? 
Nous nous posons vaguement la question et puis, comme on est là...

Sur place, on cherche des infos. Il y a des tas de gens qui font la queue à différents endroits. On est un peu perdues. Un étudiant syrien nous renseigne:

-  Ici, tout est interdit, sauf de boire. Vous devez: faire-la-queue-pour-déposer-votre-appareil-photo, faire-la-queue-pour-déposer-votre-téléphone-faire-la-queue-pour-déposer-votre-sac-faire-la-queue-pour-passer-les-portiques-de-sécurité-faire-la-queue-pour-entrer...
Alors on fait la queue-la-queue-la-queue-la-queue-la-queue.

Au bout, commence une étrange danse macabre. L'entrée se passe en file indienne devant le cube de granit. Il fait noir, froid, 16,6 °C doublés d'un taux d'humidité de 70 % - Pour que les tissus ne se décomposent pas, lis-je dans le guide tout en glissant sur le sol de marbre lisse.

La file des visiteurs est ininterrompue, la cadence rapide. 

On doit fait le tour.

Comme dans un manège.

Ça y est, c'est à moi. 

                 Je retiens un peu mon souffle, je sais pas trop pourquoi. Tout se bouscule dans ma tête. L'idée de voir un mort, sûrement, mais aussi le souvenir de ma grand-mère qui était communiste, ou plutôt qui le fut avant d'être exclue par sa propre cellule, dissidente intellectuelle, je pense à l'aporie du Parti, des utopies, j'ai froid, la lumière est rosâtre, ça y est, il est là, Vladimir Ilitch Lénine, devant moi, sans yeux, c'est affreux, je me demande s'ils lui changent de temps en temps son costume, l'idée est saugrenue, comme le cercueil en verre, comme la situation, j'ai froid, à cause de ce visage cireux, de cette tête qui a eu des yeux, dans laquelle il y a eu des idées, plein, mais qui n'a même plus de cerveau, pas plus que d'yeux, eux qui ont vu son frère pendu, toisé Kamenev, Zinoviev, Staline et même Trotski, j'ai froid, à cause de ces mains-là, inertes, qui ont serré les leurs, étreint Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa, je pense à elle, qu'ils n'ont pas écoutée, pas plus que lui, parce qu'il ne voulait pas être là, lui non plus, comme ça, sans yeux, les bras bêtement le long du corps, elle le leur avait bien dit, en 1924, mais ils lui ont arraché son corps, triste Nadejda, je regarde son mari, du moins ce qu'il en reste, lui qui voulait être enterré près de sa mère, à Saint-Peterbourg, où il fait certes froid aussi, mais où il y aurait eu Maria Oulianova, c'est chaud une mère, même quand elle est morte, plus que des inconnus à la queue leu leu, des types, comme celui devant moi, qui portent des T shirt avec une faucille et un marteau dans le dos, qu'est-ce qu'il s'en fout, hein, Vladimir, des produits dérivés CCCP, lui qui n'a même plus d'yeux pour pleurer tout ça, va savoir s'il en a jamais eu quelque chose à faire, de la penderie, pour preuve, est-ce qu'il se plaint de la cravate à pois qu'on lui a nouée autour du cou, c'est pas très sérieux les pois pour un mort, est-ce que  ce sont seulement des pois, je n'arrive pas à voir, j'ai oublié mes lunettes, pas très sérieux de ma part, comme la situation en général, pas très sérieuse, on n'aurait pas dû venir, je le savais, alors je compte les pas avant la sortie, il fait trop nuit chez les morts, un, deux, trois, pas besoin de compter jusqu'à 1 million, la porte n'est pas loin, un million quand-même, c'est ce qu'ils ont gagné avec la formule secrète pour éviter la décomposition, l'institut est par resté public longtemps, y avait un million à la clef, tout de même, c'est pas rien, mais c'est pas ça qui va le réchauffer, lui, sous sa cloche, ni moi, de toute façon on me pousse dans le dos, bystro, bystro* faut se dépêcher, tout le monde veut sa part du cadavre, allez, salut les morts, il fait trop froid chez vous.

      Dehors, Vodka reste silencieuse, elle a le bout des doigts gelé. Et comme cela nous arrive parfois, privilège des âmes sœurs, on prononce la même phrase au même moment: pas sûr qu'on aille voir Mao dans son mausolée, à Pékin.

* Vite, vite. 



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