mardi 4 novembre 2014

Avant, je croyais que le jetlag c’était un nom de cocktail

Transsibérien, ©Laurine Roux

  Avant, je croyais que le jetlag c’était un nom de cocktail, comme le Gin Fizz ou le Blue Lagoon, élégant. Je pensais pas qu’un jour je m’en prendrais un dans la gueule, plus puissant qu’un baril de pétrole ingurgité à l’entonnoir. 

 

C’était avant le trajet Moscou-Krasnoyarsk.
Kilomètre 2000. La Provenitza passe sa tête par la porte.
- Kak da la? 
- Nié karoutcho... 
(- Ca va? 
- Pas super...)

Cela fait trois jours que le train roule. Trois jours ? Trois heures, trente ou trois mille kilomètres, je sais plus trop où l’on est, davantage l’impression d’avoir avalé trois litres de vodka, la gueule en bois, comme ceux derrière la vitre.

-          Des malaises… que j’ânonne, la langue pâteuse.
-          … des mélèzes, répond Vodka qui relève à peine sa tête du livre.
Je veux - peux pas la contredire, trop fatiguée. Elle supporte bien mieux le décalage horaire. A un moment donné, elle a dit On a dépassé Omsk. Elle sait où on est. Un roc. Fabriquée en acier de l’Oural, pendant que je barbote dans le jetlag comme dans un cocktail tiède.

Il paraît que l’organisme s’adapte mieux aux voyages vers l’ouest. C’est le résultat d’une étude sur les rongeurs. Ils crèvent plus vite quand on simule une avance dans le temps, moins quand on allonge les cycles. On aurait dû aller à Las Vegas, boire des cocktails, je sais même plus ce qu’on va foutre à Pékin. Manger du chien, répond Vodka, sans lever la tête de son livre. Elle apprend par cœur la Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France. Saint-Polis dit qu’elle est née au dix-neuvième siècle, sortie d’un roman de Balzac. Je veux bien le croire. Elle connaît déjà par cœur les cent premiers vers. Je retiens même pas les trois premiers.

En ce temps-là j’étais en mon adolescence
J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance
J’étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance



C’est ça. Être à 16000 lieues du lieu de sa naissance, même plus loin, trop près du bout, là où le chemin se termine. Voilà, l’angoisse monte, faudrait dormir mais c’est simplement impossible, les deux pieds au bord du gouffre, au sommet de l’Oural.  Vodka lève la tête de son livre. 

On a dépassé Novossibirsk, tu crains rien. 
Elle a ensuite acheté des beignets à la Provenitza qui criait, Kousné Kousné, comme les ambulants haranguait jadis dans Paris.

 Vitrier, vitrier ! De belles vitres, de bons carreaux !
A la fraîche, qui veut boire ? Deux coups pour un liard ! 

Celle-là, elle aurait dû vendre des marteaux. La pâte à chou est fourrée de purée, plateau d’enclumes. Vodka en a mangé trois et s’est couchée. En moins de minutes elle s’est endormie. Un personnage de Balzac, propriétaire d’elle-même, quand chez moi ça fuit à tout-va, verre bien fêlé. 
Minuit est passé. Un nouveau voisin entre dans le compartiment. Il parle russe. 
-         Ia né ponimayou, mon pauvre, je pige que dalle.

Plus tard, bien après le voyage, j’ai lu que la période d’adaptation au jetlag pouvait être très longue et même se compliquer de réactions chaotiques à distance, un peu comme celles qu’on observe dans l’océan, qui aboutissent à la création des grandes vagues scélérates.

Elle n’a pas tardé, la Scélérate. Je la sentais arriver depuis le début, en lame de fond. C’est elle qui avait hérissé l’Oural puis arasé souterrainement les plaines, elle encore qui nous portait sur sa crête, faisant courir le Transsibérien à travers terres, l'empêchant de freiner, ce qui aurait atténué le jetlag,  mais non, elle le balançait en avant, hue cocotte, direction Krasnoyarsk, et que je grogne à l'arrivée en gare, échouant les passagers sur les bords de la Ienisseï comme des phoques effarés.
Vodka avait dormi, solide bouée pour surnager dans l'horreur de Krasnoyarsk. Moi, j’étais si lessivée que je me serais noyée dans un verre de Jetlag même si je sais maintenant que c’est pas un cocktail.

Pour les épisodes précédents, c'est ici:
  1. Prologue
  2. Moscou, cathédrale Basile-le-Bienheureux.
  3. Danse macabre sur la Revolioutsii Plodstadt
  4. Dents d'Or
  5. Krasnoyarsk blues
  6. Le chamane et le Sergent Hartman

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