lundi 24 novembre 2014

Le monde sur le flanc de la truite, Robert Lalonde



A travers ce journal d’escapade, de notes des bois et de lecture, Robert Lalonde donne à voir les coulisses de la création, le mouvement de perception de la nature qui précède son dire, complété par la digestion des livres lus, les deux sources auxquelles puise l’auteur dans l'élaboration de son écriture.

Précieuses sont ces notes où l’on saisit le remuement qui permet au paysage extérieur de se transmuer en paysage intérieur, absorption nécessaire à la venue du texte.  Singulière mise en abyme de la création qui s’exhibe en train de se faire.

Lalonde raconte ses promenades autour du lac d’Oka, au gré des saisons, d'avril à avril, circonscrivant plus qu'une année, un cycle de saisons. Car il s'agit bien d'observation de la nature, d'abord. De humer le ciel, de débusquer l'animal, en quête de la surprise de l’instant, puis de dénicher dans leur gîte les mots à même de donner sens à l'expérience sensorielle, forme d'idiosyncrasie. Car l’écriture accorde alors au poète, en écho au monde, le sentiment d’avoir engendré à son tour:

Oui tiens, maintenant je sais pourquoi je jongle avec les mots et songe au monde reflété sur le flanc de la truite. C'est parce que je ne comprends l'univers que réfracté, réfléchi, renvoyé. Le monde dans l'eau… y en a-t-il assez de criques, de lacs, de rivières, de courants, de sources, d'eaux mortes, de marécages et de simples trous d'eau de pluie, dans mes romans ! Le monde pour ainsi dire redonné, sens dessus dessous, recréé. Le monde revisité de la fiction. L'écho du monde, cette création à l'envers et qui me donne l'illusion d'engendrer à mon tour. Bernard dit encore de la truite: « elle fait hors de l'eau des bonds de six pieds pour saisir une mouche et vole, pour ainsi dire, au-dessus des barrages les plus infranchissables ». Crayon en main, c'est ce que je crois faire aussi. Parfois. Comme l'écrit Annie Dillard, que je rejoins, après être rentré, le chien sur mes talons, et après avoir allumé un petit feu dans le poêle: « At its best, the sensation of writing is that of any unmerited grace...You search, you break your heart, your back, your brain and then---and only then---it is handed to you. From the corner of your eye you see motion. Something is moving through the air and headed your way. » (page 17-18)


On le constate, la prose de Lalonde est palimpseste, se tisse des mots des autres. L’innutrition devient dialogue avec les vivants mais aussi avec les morts, ces derniers ressuscités par la conversation, compagnons hors des lois du temps. Malicieux, Lalonde parle avec Giono, cherche une citation ici ou là pour éclairer l’hivernage de la grenouille ou le reflet du monde sur le flanc de la ouananiche. A l'aide de ces fragments d'altérité, il apprivoise la sienne propre, apprend par l'écriture à découvrir sa pensée, la malaxe avec celle des autres pour en tirer son miel. Le tout est digéré dans son carnet, qui devient creuset métisse, rappelant son héritage polyglotte, lui qui a appris le français, l'anglais et même des bribes d'iroquois. L'intertextualité créolise la langue : « bouillie pour poète, marmelade, compote, ou parfois simplement purée, blanc-manger, dans lequel je joue, comme l’enfant tannant avec ma cuillère […] Ça va dans le même trou, en effet, une béance, qui n’est jamais pleine, jamais rassasiée, la faim du poète ».
C’est avec cette faim qu’il cite Paoutovski, Dillard, Emily Dickinson, Flannery O’Connor… Avec eux qu’il tâtonne, tente de noter la chair d’une escapade, d’en extraire son « jus », de saisir l’odeur de l’hiver « un peu métallique, un peu comme le goût de la broche de clôture gelée ».
Chance inouïe, nous assistons alors à l’acte de création. Lalonde, qui est par ailleurs comédien, lève le rideau sur la scène de l'écriture et nous permet d’assister à la métamorphose du monde qui, reflété sur le flanc de la truite, se transmue en littérature :
Quand on écrit, et si on écrit vraiment, avec tout son corps, comme un peintre-danseur, si on lutte amoureusement avec les phrases, on trouve. Quelque chose qui ressemble à ce qu’on cherchait, qui est à la fois plus et moins que ce que l’on voulait, mais qui peut drôlement faire l’affaire, si ça s’installe bien et nous permet d’avancer. « It is like something you memorized once and forgot. Now it comes back and rips away your breath. » écrit Annie Dillard. 

Dans son mouvement de notes, on retrouve  la cadence hasardeuse des Essais de Montaigne. Mais ici, il s'agit moins de pensées que de sensations et la dynamique vagabonde titube jusqu'à trouver l'image, le rythme, pour qu'enfin soit possible, après de généreuses circumnavigations,  une éventuelle métamorphose du monde en sens. Mais cela dans le « le bougé de l’étoffe, [qui] laisse transparaitre les inquiétudes de l’ouvrier, les surprises d’un esprit aux aguets » comme pouvait l'écrire Michel Jeanneret à propos de Montaigne, propos que l’on peut aisément reprendre à l’instar de Lalonde. D’autant plus que la matière du poète est aussi foisonnante que celle de l'essayiste. Les sens sur-affluent, voraces, en chasse de cet infiniment petit dans lequel se reflète le gigantesque branle universel. 

Pour Lalonde, le lyrisme pourrait donc être une forme de salut, comme le suggère l’évocation de Françoise Loranger dont il rapporte ces mots: « A partir du moment où l’on cesse d’inventer le monde, être mort ou vivant c’est presque la même chose… »




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