mercredi 24 décembre 2014

Le chaman et le Sergent Hartman



Image d'archive, chaman sibérien.
Au XVIIème siècle, Irkoutsk était un comptoir. Pas de celui où l’ivrogne s’accoude, comme aujourd’hui, sac à vodka et chapelet d’injures. Non.  A l’époque, les chinois venaient y chercher or, fourrure, zibeline et ivoire de mammouth auprès des peuplades bouriates. 

Caravanes et porte de l’Asie : le réservoir de la machine à fantasme déborde. 

Dans ses glouglous bouillonne ton héros russe. 

C’est lui que tu es venue chercher. L’homme des contrées glacées qui borde son fils de peaux de loup. Lui dont l’œil bridé biffe la face ronde d’un trait d’union entre l’Europe et l’Asie, le rose de ses joues se tannant en cuir à cause de l’hiver, rencontre impossible entre la brusquerie et la délicatesse. Lui dont la peau palpite sous celles des rennes, renards et ours, qu’il a chantés après les avoir tués pour se protéger de la faim et du froid. 

Je l’entends dans le blizzard, le couteau à la main, effleurer de paroles magiques la carcasse qui frissonne encore après le fratricide. 

Pardonne-moi, mon frère, cher colosse de fourrure, puisse ton âme rejoindre celle des Justes.

Et l’âme de l’ours, vapeur légère, de s’envoler avec ses mots.

Ne m’en veux pas, vieux chaman dont la silhouette est devenue l’ossature de mon roman, si je te tutoie. Je tutoie tous ceux que j’aime, ce n’est pas Jacques qui me dira le contraire.

Au petit matin, dans les nuages qui moutonnent à ta bouche,  tu égraines le nom de tes ancêtres et j’envie ta verve prodigue.  

Je suis le fils d’Attila, petit-fils de Scythe, marié à une princesse du Kamtchatka…

Peut-être n’es-tu qu’un simple fils de pêcheur et de bergère? Je l’ignore, car je méconnais ta langue. J’aime pourtant sa litanie qui lève dans mon cœur des épopées glaçantes.

Ta terre est celle des barbares, Asia extra Taurum, inconnue des européens et de leurs instruments de mesure. Ton sol est balayé par les vents mongols, herbe rase et feuille de bouleau exhalant leur vert parfum, qui traversent l’haleine de tes dieux, animent les flûtes en os et font danser les rubans accrochés au tambourin du chamane. Aucun livre ne raconte tes oracles, aucune carte ne balise les humus de tes plaines et personne n’a encore franchi avec toi la rivière qui conduit au pays des morts. 

Tu es celui que je suis venue chercher.
Tu es Igor, le héros de mon roman.

Mais tu es bien plus que cela. Tu es son père et son frère. Ton être se déploie au-delà de toute lignée, vaste hologramme qui peuple mes solitudes, vieux compère qui me rend visite les soirs d’écriture.

C’est toi que –folle !- je suis venue chercher ici, au fin fond de la Sibérie. Et ce n’est pas Tchernobyl et Poutine, pas plus que le polygone nucléaire de Semipalatinsk, qui vont m’arrêter. Ne t’inquiète pas, vieux chaman, je suis bourrée d’antibiotiques, un peu d’uranium ne va pas me tuer. 

Et puis, Vodka, mon amie, m’accompagne. C’est une tigresse, tu sais, aussi solide que le bloc soviétique, alors je ne crains pas grand-chose. Je me souviens encore de ce coup de fil en avril qui a tout déclenché. Une phrase en suspens lui a suffi pour décoller. A l’époque, je peinais à terminer mon roman. Va savoir pourquoi, je lui ai dit –un peu conne- que sur place, peut-être, ce serait plus facile….
Vodka est née en 1979  mais en fait, elle est bien plus âgée. Sa naissance remonte au temps des Pyramides, de la Tour de Babel et de la Révolution Industrielle. Elle est de ceux qui donnent le premier coup de pioche, de la famille des bâtisseurs et des géomètres, hommes aux gestes précis qui maçonnent le réel. Pour le coup, elle a bien bossé : voucher, visas, formalités, ambassades… en un tour de main notre voyage a pris forme.

Nous voilà maintenant à Irkoutsk, seuil des chimères. 

J’ai emporté avec moi L’éloge des voyages insensés de Vassili Golovanov, mon vieux rêve de toi et une antibiothérapie, car, loin de maçonner le réel, j’ai un certain don pour le massacrer : deux jours avant le départ, j’ai manqué perdre un rein. 

Mais peu importe les problèmes de tuyauterie, je suis si proche de toi maintenant, à trois cent six kilomètres exactement, que tu perds de ta réalité. Ta silhouette vacille comme un mirage pendant que je serre, dans ma poche,  mon billet pour l’île d’Ольхон.

Pourtant, une ombre traverse ton visage rond.  Déjà le décor s’étiole. 

Les kilomètres pour trouver la gare routière t’ont usé. Notre harnachement a rendu notre marche lente et maladroite, tortues godiches au milieu des trois voies. Les klaxons se sont excités et les feus verts ont clignoté pendant que nous traversions. Un pot d’échappement a même explosé de rire quand une vieille au foulard élimé nous a indiqué la route. Je t’ai entendu tousser dans ma poitrine. 

Tu t’es langui en râlant dans le tramway que la vieille nous avait désigné. Cette sorcière nous avait raconté n’importe quoi. Demi tour les tortues, et que ça saute !

Quand nous sommes enfin arrivées à la gare, il ne restait plus grand-chose de toi. J’ai voulu te libérer pour que tu respires mais les murs, contre lesquels les hommes urinent, puaient la pisse. 

Puis, la réalité t’a définitivement claqué la porte au nez, en même temps que l’Autre est apparu. 

Le Likho des contes russes : le méchant, qui a ricané en nous voyant débarquer.

Notre chauffeur de mini-bus.

Timides, nous lui avons tendu nos billets, obole pour les enfers. Il les a jaugés, insatisfait. En moins de deux nous avons compris. Sans nous en apercevoir, nous avions glissé dans un autre monde. La gare routière n’était pas la gare routière, mais une zone de transit, goulag des âmes avant l’Enfer. Le chauffeur serait notre guide :

©Laurine Roux, carnet de voyage, Transsibérien
Je suis le sergent d'armement Hartman et votre chef instructeur. A partir d'aujourd'hui, vous ne parlerez que quand on vous parlera et les premiers et derniers mots qui sortiront de votre sale gueule, ce sera « Chef » tas de punaises! Est-ce bien clair?

Vite, se souvenir de  Full Metal Jacket: qu'est-ce qu'il faut répondre déjà? 

Chef, oui Chef !

C'est ça. Il semble satisfait. 

Durant les trois cents kilomètres qui nous mèneront à Khoujir, sur l’Île d’Olkhon, Hartman nous obligera à payer deux fois nos billets pour embarquer nos sacs, passera son temps à nous dénigrer Vous n'êtes que du branlomane végétatif, des paquets de merde d'amphibiens, de la chiasse ! et quand la police arrêtera notre convoi, personne n’ayant accroché sa ceinture, il nous accusera et nous ordonnera de payer l’amende.

Chef, oui Chef !

Sacré chaman que ce sergent Hartman, chauffeur de mini-bus de son état, qui, si l’on en croit la langue toungouse fut bien celui qui possédait la connaissance, expert en démonologie et qui nous conduisit, à grande allure, l'espace de trois cents kilomètres, sur une Hightway to Hell

Pour les autres épisodes , c'est ici:
  1. Prologue
  2. Moscou, cathédrale Basile-le-Bienheureux.
  3. Danse macabre sur la Revolioutsii Plodstadt
  4. Dents d'Or
  5. Krasnoyarsk blues
  6. Y a bon banya 
  7. Platzkart


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