mercredi 10 décembre 2014

Réparer les vivants ou l’écrivain en plombier et demi-dieu



Maylis de Kerangal est un écrivain d’amplitude, dont la puissance forme un arc, de la phrase courte jusqu’à la période, du réel jusqu’à la mythographie. Même ses titres dessinent des trajectoires, Naissance d’un pont, passage d’une rive à une autre, Tangente vers l’est, un train qui roule vers le Pacifique, jusqu’à Réparer les vivants, emprunt à un dialogue de Platonov de Tchekov :

Voïnitsev : Que faire Nikolaï ?
Triletski : Enterrer les morts et réparer les vivants.

Là encore, derrière les infinitifs il y a le mouvement : d’abord celui de l’enfouissement,  vertical, puis celui des gestes plus tenus, comme la main qui console,  le bras qui entoure l'épaule, ou les mouvements plus médicaux, doigts qui réparent les corps, rafistolage d’organes, mécanique du bistouri et des écarteurs qui ouvrent le thorax puisqu’il s’agit du récit d’une transplantation cardiaque.

Celle de Simon Limbres.

Il a dix neuf ans, se réveille un matin d’hiver pour une session de surf.

La première phrase du roman se propulse comme une diastole, longue période cadencée par les anaphores, enfle avec les subordonnées,  vague qui monte, presque hyperhypotaxique, exhibant à sa crête l’impossibilité du langage à dire pleinement, malgré son amplitude, la substance même de ce qu’est le cœur du héros:

Ce qu’est le cœur de Simon Limbres, ce cœur humain, depuis que sa cadence s’est accélérée à l’instant de la naissance quand d’autres cœurs au-dehors accéléraient de même, saluant l’événement, ce qu’est ce cœur, ce qui l’a  fait bondir, vomir, grossir, valser léger comme une plume ou peser comme une pierre, ce qui l’a étourdi, ce qui l’a fait fondre – l’amour ; ce qu’est le cœur de Simon Limbres, ce qu’il a filtré, enregistré, archivé, boîte noire d’un corps de vingt ans, personne ne le sait au juste, seule une image en mouvement créée par ultrason pourrait en renvoyer l’écho, en faire voir la joie qui dilate et la tristesse qui resserre, seul le tracé papier d’un électrocardiogramme déroulé  depuis le commencement pourrait en signer la forme, en décrire la dépense et l’effort, l’émotion qui précipite, l’énergie prodiguée pour se comprimer près de cent mille fois par jour et faire circuler chaque minute jusqu’à cinq litres de sang, oui, seule cette ligne-là pourrait en donner un récit, en profiler la vie, vie de flux et de reflux, vie de vannes et de clapets, vie de pulsations, quand le cœur de Simon Limbres, ce cœur humain, lui, échappe aux machines, nul ne saurait prétendre le connaître, et cette nuit-là, nuit sans étoiles, alors qu’il gelait à pierre fendre sur l’estuaire et le pays de Caux, alors qu’une houle sans reflets roulait le long des falaises, alors que le plateau continental reculait, dévoilant ses rayures géologiques, il faisait entendre le rythme régulier d’un organe qui se repose, d’un muscle qui lentement se recharge – un pouls probablement inférieur à cinquante battements par minute – quand l’alarme d’un portable s’est déclenchée au pied d’un lit  étroit, l’écho d’un sonar inscrivant en bâtonnets luminescents sur l’écran tactile les chiffres 05:50, et quand soudain tout s’est emballé.
Alors que la syntaxe se gonfle, le sens est suspendu, mis en attente jusqu’à la clausule « et quand soudain tout s’est emballé », obligeant le lecteur à retenir sa respiration, le mettant dans un état d’urgence. Seules les virgules permettent de souffler, haleter, plutôt, car il s’agit là d’une scansion précise, mécanique d’accélération, de cumul, houle de mots qui vont conduire enfin au sens. Et quand le point arrive, climax du rouleau qui s’écrase contre la plage, une alarme de portable  sonne, véritable dramaturgie de la scansion. Dès lors le lecteur est en éveil, la page inquiète.
Il y a chez Maylis de Kerangal une véritable dramaturgie du rythme. Mais la métaphore théâtrale n’en reste pas là. L’incipit dans son ensemble peut se lire comme un prologue, entame sismique qui met en branle la tragédie.

Car débute alors l’Acte I. Souvenez-vous, il est 5h50. Les minutes comptent. Elles sont le point de départ du chronomètre. Celui-ci va courir jusqu’au lendemain, à 5h49, une fois que le cœur de Simon Limbre aura été transplanté : 24h de tension, unité de temps classique et tragique.
Entre ces bornes l’histoire pourrait se résumer ainsi : trajectoire du cœur de Simon, de l’accident à sa greffe. Ce serait pourtant réduire la trame narrative à son simple degré de narration alors que la structure polyphonique du roman concourt à donner vie à un corps  plus ample, bien plus grand que celui de Simon. Maylis de Kerangal réunit autour de lui un véritable chœur de personnages, agrégat de personnes - père, mère, médecins, infirmiers- qui deviennent, le temps du roman, un corps collectif, dont la silhouette se superpose aux espaces qu'ils partagent. Les trajectoires individuelles circonscrivent ainsi des géographies mouvantes, organiques, animées par des croisements de flux : sang, émotion, réflexe, paroles, autant d’influx qui font bouger les lignes.

C'est là la peau du roman. Il faut maintenant ouvrir son thorax pour apercevoir la chair qui palpite. Car la mort de Simon trace également des trajectoires intérieures, ouvrant chez les personnages des espaces intimes. L'auteur explore chez eux tout ce qui ne se comprend pas, ne se répare pas avec la science : la peur, le manque, le cœur qui continue à battre alors que l’enfant est mort... A l’abord de ces régions tangentielles, elle multiplie les conditionnels. Les affirmations restent en suspens, les phrases saturées de modalisateurs. Maylis de Kerangal interroge, se demande « si », « peut-être », ne cesse de tourner autour de la mort, de la douleur, ne donne surtout pas de réponse. Elle se contente d’ouvrir des gouffres de tristesse, zones de désespoir, nous laisse nous pencher au-dessus pour deviner l’abîme. Ainsi écrit-elle à propos de Marianne, totalement égarée après l’annonce de la mort de son fils :

Un pan de sa vie, un pan massif, encore chaud, compact, se détache du présent pour chavirer dans un temps révolu, pour y chuter et disparaître.

Ou encore après, quand cette dernière rejoint Sean, son mari,parents qui tentent de faire corps, face à l’horreur:

Ils s'engagent aussitôt sur des axes mineurs, ne veulent pas s'éloigner de l'hôpital, seulement se soustraire au monde, passer sous la ligne de flottaison de ce jour impensable, disparaître dans un espace indéterminé, fibreux, dans une infragéographie diaphane, à l'image de leur accablement.

Ces espaces intimes sont méticuleusement circonscrits par la langue : abondance de métaphores, adjectifs, synesthésies, aussi méticuleusement documentés que le sont les lieux de l’action : plage, hôpital, bureau, chambre, bloc opératoire. Pourtant, le discours, bien que descriptif, alimenté par des phrases courtes, systole de la scansion, n’est jamais froid. La documentation est un mouvement vers le réel, coup de scalpel au cœur des choses, volonté de précision et d’englobement du tout que constitue le monde, presque geste d’amour.

Il semble que Maylis de Kerangal n’ait pas peur de la trivialité du monde et c'est tant mieux. Comme la proctologie est une branche de la médecine, l’auteur ne néglige aucune zone du langage, élargissant son emprise sur le réel en ingérant tous les registres. Hors de question de laisser de côté le vocabulaire spécifique, qu’il s’agisse de celui des surfers ou de la terminologie médicale. Pour exemple, l’usage des anglicismes qui viennent se coaguler à la prosodie française. Avec ses emprunts assumés, l’auteur s’éloigne des topoï de la littérature, lieux communs du poétique, pour investir un champ plus ample. Elle digère les référents prosaïques, joue avec eux jusqu’à les transfigurer dans des passages lyriques, curieuses épiphanies contemporaines, comme cette session de surf qui devient liturgie de teenager, juste avant l’accident :

Ils sont dans le van– jamais ils ne disent camionnette, plutôt crever. Humidité craspec, sable granulant les surfaces et râpant les fesses comme du papier de verre, caoutchouc  saumâtre, puanteurs d’estran et de paraffine, surfs empilés, monceau de combinaisons – shorties ou intégrales épaisses cagoules incorporées –, gants, chaussons, wax en pots, leashes. Se sont assis tous les trois à l’avant, serrés épaule contre épaule, ont frotté leurs mains entre leurs cuisses en poussant des cris de singe, putain ça caille, après quoi ils ont mastiqué des barres de céréales vitaminées – mais faudrait pas tout becqueter, c’est après que l’on dévore, après s’être fait dévorer justement –, se sont passé la bouteille de Coca, le tube de lait concentré Nestlé, les Pépito et les Chamonix, des biscuits de garçons mous et sucrés, ont fini par ramasser sous la banquette le dernier numéro de Surf Session qu’ils ont ouvert contre le tableau  de bord, accolant leurs trois têtes au-dessus des pages qui luisaient dans la pénombre, le papier glacé comme  une peau hydratée d’ambre solaire et de plaisir, des pages tournées des milliers de fois et qu’ils scrutent à nouveau, globes basculés hors des orbites, bouches sèches : déferlante de Mavericks et point break de Lombok, rouleaux de Jaws à Hawaï, tubes de Vanuatu, lames de Margaret River, les meilleurs rivages de la planète déroulent ici la splendeur du surf. Ils y pointent des images d’un index fervent, là, là, ils iront là un jour, peut-être même l’été prochain, les trois dans le camion pour un surf trip de légende, ils partiront à la recherche de la plus belle vague qui se soit jamais formée sur Terre, rouleront en quête de ce spot sauvage et secret qu’ils inventeront comme Christophe Colomb a inventé l’Amérique et seront seuls sur le line up quand surgira enfin celle qu’ils attendaient, cette onde venue du fond de l’océan, archaïque et parfaite, la beauté en personne, alors le mouvement et la vitesse les dresseront sur leur planche dans un rush d’adrénaline quand sur tout leur corps et jusqu’à l’extrémité de leurs cils perlera une joie terrible, et ils chevaucheront la vague, rallieront la terre et la tribu des surfeurs, cette humanité nomade aux chevelures décolorées par le sel et l’éternel été, aux yeux délavés, garçons et filles n’ayant pour tout vêtement que ces shorts imprimés de fleurs de tiaré ou de pétales d’hibiscus, ces tee-shirts  turquoise ou orange sanguine, n’ayant pour tout soulier que ces tongs de plastique, cette jeunesse lustrée de soleil et de liberté : jusqu’au rivage ils surferont le pli.

Le lyrisme est palpable qui contraste avec les épisodes plus neutres et documentées. Ce contraste n’est pas le fait du hasard. L’écriture alterne entre l’enquête médicale sur le monde, et le chant de celui-ci. L’écrivain est à l’image de Virgilio, le chirurgien qui va prélever le cœur et se définit à la fois comme « plombier et demi-dieu ».

L’enjeu ne résiderait-il d'ailleurs pas tout entier dans cette antithèse du plombier et du demi-dieu? Car l’écriture, pourrait bien être considérée comme une transplantation, cette trajectoire vers une zone indéterminée entre le réel et la mythographie, entre-monde de la création. 
Cette lecture allégorique est suggérée à la fin du roman, quand le corps de Simon a été vidé de ses organes et que Thomas, l’infirmier, se met à chanter. Même s’il n’y a plus de réparation possible, ni pour Simon, ni pour ceux qui restent, père, mère, sœur … le chant se suffit à lui-même, quoique murmuré dans la nuit et le vide, à l’oreille d’un mort. Thomas est l’infirmier mais aussi l’aède ou le chamane, peu importe, en tout cas celui qui esquisse un passage - naissance d’un pont-  entre le monde des morts et celui des vivants. Le roman de Maylis de Kerangal, dans ses feux sombres, ébauche un espoir: l’art aurait le pouvoir de tracer, si mince fût-elle, une ligne de fuite vers la transcendance :

Thomas lave le corps, ses mouvements sont calmes et déliés, et sa voix qui chante prend appui sur le cadavre pour ne pas défaillir tout comme elle se dissocie du langage pour s’affermir, s’affranchit de la syntaxe terrestre pour aller se placer en ce lieu exact du cosmos où se croisent la vie et la mort : elle inspire et expire, inspire et expire, inspire et expire ; elle convoie la main qui revisite une dernière fois le modelé du corps, en reconnaît chaque pli et chaque espace de peau, y compris ce tatouage en épaulière, cette arabesque d’un noir émeraude qu’il avait fait inscrire dans sa chair l’été où il s’était dit que son corps était à lui justement, que son corps exprimait quelque chose de lui. Le chant s’amplifie encore dans le bloc opératoire tandis que Thomas enveloppe la dépouille dans un drap immaculé – ce drap qui sera noué ensuite autour de la tête et des pieds -, et l’observant travailler, on songe aux rituels funéraires qui conservaient intacte la beauté du héros grec venu mourir délibérément sur le champ de bataille, ce traitement particulier destiné à en rétablir l’image, afin de lui garantir une place dans la mémoire des hommes. Afin que les cités, les familles et les poètes puissent chanter son nom, commémorer sa vie. C’est la belle mort, c’est un chant de belle mort. Non pas une élévation, l’offertoire sacrificiel, non pas une exaltation de l’âme du défunt qui nuagerait en cercles ascendants vers le Ciel, mais une édification : il reconstruit la singularité de Simon Limbres. Il fait surgir le jeune homme de la dune un surf sous le bras, il le fait courir au-devant du rivage avec d’autres que lui, il le fait se battre pour une insulte, sautillant les poings à hauteur du visage et la garde serrée, il le fait bondir dans la fosse d’une salle de concert, pogoter comme un fou et dormir sur le ventre dans son lit d’enfant, il lui fait tournoyer Lou – les petits mollets voltigeant au-dessus du parquet -, il le fait s’asseoir à minuit en face de sa mère qui fume dans la cuisine pour lui parler de son père, il lui fait déshabiller Juliette et lui tendre la main pour qu’elle saute sans crainte le mur de la plage, il le propulse dans un espace post mortem que la mort n’atteint plus, celui de la gloire immortelle, celui des mythographies, celui du chant et de l’écriture. (page 270)



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