jeudi 22 octobre 2015

La musique est un cri qui vient de l'extérieur



© Yoshinori Mizutani, perroquets de Tokyo sur une portée électrique

L’été, c’est la saison des orages de chaleur. Alors, comme dans notre petite atmosphère de bocal, n’en déplaise aux climato-sceptiques, on joue à la cocotte-minute, les rincées sont de moins en moins commodes, et le vent tourne en toupie quand la grêle se dilate en météorite. D’ailleurs, le cow-boy vient de monter sur le toit pour réparer les tuiles qui se sont envolées avec les bourrasques, en même temps que le haut de la cheminée et les pots de fleur. 

            Maman, c’est un déluge ! a hurlé Petit-Biscuit. Et, joyeuse,  l’enfant pépiait à tue-tête, à moitié couverte par les fenêtres qui vibraient sous les assauts du tonnerre, auxquels répondaient les montagnes qui jouaient au flipper en se renvoyant l’écho de la foudre - clic, adret, clac, ubac - le tout curieusement accompagné par les notes aigres du vent qui s’infiltrait aux jointures. 

Sur le coup, ce vacarme avait tapé sur les nerfs de la petite fille. Pourquoi la gamine en rajoutait-elle ? Tu peux pas te taire ? Comme s’il fallait remettre une couche de piment sur le chili déjà trop épicé. Et la mère d’éponger, à bout, les fuites qui dégueulaient du plafond de la véranda, grande bouche salivaire.  Tout cela avait un arrière goût bien amer, sale punition collective alors qu’on était resté sage. 

Parce que: m’dame, m’dame, nous on a rien fait, c’est pas nous qu’on utilise des aérosols et du diesel!

Mais non, le ciel, plus noir qu’un hussard de la République, abattait ses colères sur tout un chacun et ses boues n’épargnaient personne bien qu'elles dussent plutôt engloutir le siège de Total, Saint-Gobain, Air Liquide ou EDF GDF Suez.   

La gamine, quant à elle, se foutait pas mal des émissions de gaz à effet de serre et continuait à danser au rythme des gouttelettes qui tombaient en floqui-floqua dans les bassines, seaux et autres récipients que la mère avait savamment disposés afin d’épargner le plancher. Car les gouttes se détachaient en syncope, percutant la surface de l’eau en notes plus ou moins aiguës, si bien que l’on eût dit un récital pour percussions aquatiques.  

La gamine exultait…
Youpi un Déluge !

Le mot avait fait mouche. Maintenant, la mère se souvenait. La voiture. Juillet. Petit-Biscuit avait utilisé l’expression de manière totalement incongrue.

Maman, c’est un déluge !

Incongrue, car ce jour-là, il ne pleuvait pas. On avait même dû mettre la climatisation à fond, sorry pour les gaz à effet de serre, afin de louvoyer sans se liquéfier entre les champs de tournesol, suivant le boa noir et luisant de la route au goudron fumant. 

Pas de quoi crier au Déluge ni appeler Noé au secours, plutôt prier pour qu’un jour tout cela ne finisse pas en croûte complètement sèche. Pourtant Petit-Biscuit entendait des tempêtes et des orages chahuter dans l’habitacle.  C’est un déluge ! n’arrêtait-elle pas de hurler. La mère avait mis un moment à comprendre : à la radio, grondait fortissimo i fuocoso, un concerto de Rachmaninov. 

Pour Petit-Biscuit, le chant de la nature et la musique ne faisaient qu'un. 

Pas de trille mais le chant du rossignol. 

Pas de vibrato mais la frêle résistance du roseau.

Aucun piano fortissimo i fuocoso, mais un déluge à vous torpiller les tympans.

Quelle intelligence de l’oreille… 

Son petit corps, devenu chambre vibratile, n’avait pas besoin d’aller au Conservatoire pour comprendre mieux que n’importe quel musicologue la puissance belliqueuse d’un tempo frettoloso,  pour l’associer à une rafale, tandis que les passages tutti pianissimo résonnaient quant à eux en bruine légère.  Toute l’histoire de la musique, depuis les grottes où les hommes de Néanderthal frappaient les stalactites et les stalagmites en xylophones, martelaient des galets les uns contre les autres, glissaient des archets d’os sur des râcleurs de bois de renne, taillaient des flûtes dans des ailes de vautour pendant que vrombissaient les rhombes qui tournoyaient au-dessus de leur tête, depuis cet âge de pierre jusqu’au dialogue des titans modernes, ces bergers corses qui font encore entendre leur chant, d’une colline à l’autre,  utilisant la montagne comme une chambre d’écho sophistiquée, les cavités de la pente métamorphosées en pièces de réverbération, quand les éboulis, dans leur diffusion minérale, ou le maquis, sourdine végétale, modulent leurs chants de gorge et de roche, toute cette histoire de la musique, mais plus encore son lien sacré avec la nature, avait été digérée par l’enfant, comprise avant l’heure où l’on étudie la clef de sol, et dans les yeux de Petit-Biscuit, irradiait, nocturne et bleutée, une lueur liturgique car, comme l’écrivait Lucrèce, tout lieu à écho est un temple. Au son du concertonnerre, sa petite cage thoracique se soulevait, fébrile,  aussi intensément que Nikolaï Lugansky se cabrait sur son tabouret quand il exécutait Rachmaninov.  

C'est avec ses muscles que l’on écoute de la musique, disait Nietzsche, et ce n’est pas Petit-Biscuit qui le faisait mentir, associant la danse à l’écoute, son corps tout entier en mouvement. Cette approche originelle, presque primitive, réjouissait la petite fille qui, jadis, en avait bavé des ronds de chapeau sous la férule d’Herr Delanoix, professeur de violon de son état, qui aimait les lui casser, en écrasant son pied sur ses ballerines dès qu’elle ne respectait pas le phrasé musical. Il insistait toujours sur les premières lettres, laissant entendre qu’il s’agissait là d’une syntaxe complexe, culturelle, dont le cortex peu évolué de l’enfant peinait à cerner l’extraordinaire machinerie. La nuit, la petite fille faisait des cauchemars Croche Croche Croche-patte où les rondes devenaient blanches, pétrifiées par un chef d’orchestre qui les emprisonnait derrière le barreau des dièses.  Ce phrasé musical qui vous était si cher, Herr  Delanoix, j’ai bien envie de vous le coincer dans la ré, car il y a dans cette expression un je-ne-sais-quoi d’oxymore pour peu que l’on veuille bien s’y attarder. Le phrasé émane d’une syntaxe, quand les harmonies de la nature peuvent être considérées comme autant de créations spontanées, renouvelées chaque instant. Pourtant, ronchonne le vieux Vigny, la nature est un temple où les colonnes de marbres ont les dieux pour sculpteurs. Tout cela est o-r-d-o-n-n-é. Dame Nature, la principale intéressée semble d’ailleurs le clamer elle-même dans cette éloquente prosopopée:

 « Je suis l'impassible théâtre
Que ne peut remuer le pied de ses acteurs ;
Mes marches d'émeraude et mes parvis d'albâtre,
Mes colonnes de marbre ont les dieux pour sculpteurs.
Je n'entends ni vos cris ni vos soupirs ; à peine
Je sens passer sur moi la comédie humaine
Qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs. »

Mais la petite fille balaye le vieux romantique et ses airs pompeux du revers de la main. Impassible, impassible, un peu plus d’un siècle après, elle fait moins la maligne, la couche d’ozone : un malheureux gaz à effet de serre lui a troué sa petite culotte. Alors autant remiser cette impavidité au placard et préserver ce qu’il reste de vert et de tendre pour continuer à jouer aux échos avec les hommes, à folâtrer du roucoulement d’un ruisseau, à sentir sa poitrine se lever face au roulis d’une grande marée, quand chaque instant, chaque silence peut devenir une partition. 

C'est pourquoi le cow boy, la petite fille et Petit-Biscuit te demandent de songer un instant que l’écho est un masque sonore, un alter-ego. TS Eliot l’exprimait joliment dans Four Quartets  en écrivant tu es la musique/ tante que dure la musique et, comme il n’y a pas de honte à terminer un texte sur une chute apologétique, voire complètement morale (ou immorale, c’est selon), alors, s’il te plaît, remise tes aérosols, ton diesel et tes gaz de schiste, sabote avec Erri de Luca les lignes de Train à Grande Vitesse, les complexes pétroliers, tu peux même lacérer la chemise des patrons d’ExxonMobil, Shell, Lafarge et de tous les autres, au tribunal tu pourras toujours rétorquer que la mélopée du tissu qui se déchire est moins tragique que celle des banquises qui se brisent, et si le juge est mélomane, peut-être ne t’en voudra-t-il pas d’avoir transformé les centrales nucléaires en orgues géantes, car la musique, contrairement à la radioactivité, adoucit les mœurs sans pourrir les cœurs.  


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ALM/LAM/ MLA                           
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La caméra et la tartine de merde

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