Quand
ils s’étaient installés à Walden, la Petite Fille avait peur quand elle se
retrouvait seule, la nuit. L’endroit était sacrément isolé… Le Cow-Boy avait
beau lui dire justement… elle fermait tout: entrée, volets, rideaux et
même les yeux, mais les ombres de la nuit, minces et agiles, glissaient sous la
porte et ses paupières pour s’enrouler autour de son cou en lui susurrant des
messes noires, fourrant leurs langues rouges si loin sous son crâne que se
soulevaient des armées de spectres, vieilles histoires entendues aux minuits assassins,
sordides faits divers, cauchemars enfouis, et alors, il devenait impossible de
dormir, les yeux rivés vers la porte derrière laquelle s’ameutaient ces
funestes escadrons, le danger devenant palpable, là, juste derrière le bois, et
chaque fois que le Cow-Boy revenait, c’était le même scenario, il la
retrouvait, aux petites heures du matin, prostrée sur le canapé, terrassée par
les batailles invisibles qu’elle venait de livrer.
Cela
ne pouvait durer.
T’as qu’à toujours rester à la maison …
Grand
rire et claquement de main sur la cuisse du bonhomme: la place des Cow-Boys
c’était le saloon, girl, pas le salon, OK ?
OK
boss.
Bien
essayé, petite.
Alors
il avait fallu trouver autre chose.
L’éclairage
automatique, ça foutait encore plus les jetons. Au moindre mouvement de loir ou
de belette, les projecteurs vous balançaient un flash de tous les diables et
Walden se travestissait en Guantanamo.
Welcome in Texas, at Bush's family house...
Juste
impossible.
Un
fusil ? L’idée leur avait traversé l'esprit, mais ils s’étaient souvenu de
la catastrophe à laquelle Juan avait échappé, quelques années auparavant,
quand, surpris en plein sommeil, il avait failli harponner –au sens propre,
c’est un plongeur- son colocataire qui revenait de vacances, quelques jours
plus tôt que prévu. Cela avait failli arriver parce qu’il y avait un harpon
dans l’appartement, et qu’avec un harpon, on peut harponner. Avec un fusil,
tirer. Vous me direz, c’est bien ce qu’on lui demande au Colt ou au Beretta.
Seulement, voilà, on ne peut pas aimer Ghandi et agir comme un demeuré de la
NRA.
Du
coup, le Cow-Boy et la Petite Fille avaient renoncé.
Elle,
elle avait appris à connaître les bruits de la maison. Ceux du dehors aussi. Et
petit à petit, le roucoulement du bassin, le craquètement des boiseries et le
froufrou des biches de passage lui étaient devenus familiers. Ils avaient même
fini par la bercer jusqu'à lui faire oublier l'idée du fusil. Elle était allée
jusqu'à ouvrir la fenêtre pour mieux entendre le vent dans les chênes.
Full
of love.
A tel
point qu’ils avaient tout bonnement arrêté de fermer la porte à clef la nuit.
C’était
arrivé un soir d’octobre.
Le Cow-Boy
était au saloon, justement. La Petite Fille avait endormi Petit-Biscuit. Elle
écoutait une émission à la radio, raisonnablement fort pour l’entendre mais
suffisamment bas pour guetter les bruits alentour. Quant à savoir ce qui
passait sur les ondes, nul ne saurait le dire tant ce qui allait se produire
éclipserait tout autre souvenir.
Un
instant, la Petite Fille crut que Petit-Biscuit faisait un cauchemar.
Craquement et remous. Sûrement le roulis de l’enfant entortillée dans sa
couette accompagné du grincement des lattes du lit. Mais non, la mignonne était
sur le dos, la joue rosée et le souffle velouté. La Petite Fille se laissa
alors aller à la contemplation de l’enfant.
Un
miracle.
Et
comme à chaque fois, une bouffée d’angoisse la prit à la gorge. Tant de bonheur
ne pouvait être raisonnable. Il fallait bien que quelque chose se produise - un
couac, une fausse note, bref, un accident- qui planterait leur nuage
joufflu contre un gros platane. Fini le coton duveteux, bientôt le duvet d’oie
serait maculé de sang.
La Petite Fille repoussa ces visions de chaos
et recula à pas de loup pour ne pas déranger l’enfant. Elle avait un goût de
fer dans la bouche.
Elle
s’apprêtait à retourner dans le salon quand un bruit sec se fit à nouveau
entendre. Pas le galop d’un chevreuil ni le fouissement d'un sanglier, comme il
arrivait d’en entendre, ramdam sauvage et imprudent, non. Il s’agissait plutôt
d’un bruit de pas.
Furtif.
Et
humain.
Elle
ne put s’empêcher de jeter un œil par la fenêtre de la cuisine. On n’avait
jamais remis les volets.
Frisson
glacial le long de la colonne ; des silhouettes s’échappaient vers
l’entrée.
Son
sang se figea, singe en hiver.
Merde,
le fusil…. ! Et la porte… Putain !
Évidemment,
elle ne l’avait pas fermée, full over de love.
Aussitôt,
la Petite Fille pensa aux hachettes que le Cow-Boy ramenait du boulot. Il les trouvait
sous le lit des chibanis qui partaient mourir au bled. Les vieux les laissaient
là, pas possible de les ramener en avion. Le Cow-Boy les rapportait à la
maison. Pratique pour zinguer les pieds de ronce. Il en possédait trois. Une
dans le garage, l’autre dans l’appentis et la dernière dans la cuisine.
La Petite
Fille n’aimait pas trop la savoir au-dessus du frigo. Dans le reflet de la lame
brasillaient les années de guerre. C’est terrible brasiller, ça coupe et
ça grouille, la braise y crépite comme dans Brasillach. Ca pue la
violence à plein nez. 1954-1962. La fureur qui a boucané son tranchant a été
cadenassée, reléguée dans la boîte noire des crânes, de l’autre côté de la
Méditerranée.
Pourtant,
si l’on remonte par-delà les ans et les flots, jusqu'en 1954, l’odeur de sang
et de poussière étouffe la suavité du jasmin. Les vieux chibanis ne sont pas
encore vieux mais tout en muscles, jeune cuivre et bronze fringant. Ils assistent,
plein d'espoir, à la levée de leur pays. Nul ne sait s’ils ont alors échappé à
Sétif ou coupé des couilles OAS. Même le Cow-Boy l'ignore. Lui, sait juste que
plus tard, en France, la violence a succédé à la violence. Que dans le thalweg
de leurs rides se lisent des chemins à flanc de crête, fil du rasoir :
hôtel au mois, chiotte à l’étage et journées au chantier. Les regards
comme des crachats. Monsieur Rahmani, monsieur Belabed et monsieur
Boumaïza ont tout encaissé sans sortir leur hachette. Pourtant, soir après
soir, ils ont continué à l’aiguiser, des fois que le cauchemar des Aurès
refasse surface ou qu’un petit con de Sonacotra leur fasse les poches.
Pas
mieux que la Petite Fille sur son canapé.
Quand
leur fin a brasillé, ils ont voulu rejoindre les vertes oasis, mirages de leur
vie. La lame est restée sous le lit du foyer, muette, ses secrets emportés au
bled en même temps que les sacs plastique à carreaux.
Au
revoir, vieilles silhouettes en burnous, tristesse banale et crue des trottoirs
de la ville.
Au
revoir Monsieur Rahmani, monsieur Belabed et monsieur Boumaïza.
Mais
ce soir-là, il n’était pas question de pleurnicher.
Le
danger était là, quelque part dans l’épaisseur du noir.
Sans
réfléchir, la Petite Fille a saisi la hachette au-dessus du frigo.
Des
coups ont retenti à la porte.
La Petite
Fille a descendu les escaliers en serrant le manche. Le bois chauffait dans sa
main. Un instant, elle a songé à cette coïncidence à la con : la guerre
avait commencé en novembre 1954. La Toussaint rouge du FLN. Dans
quelques jours on fêterait les morts…
Les coups avaient redoublé.
Le
sang cognait maintenant dans tout son corps et le bois de la hachette semblait
vivre. Il bouillonnait. Souviens-toi, gamine, Le sang appelle le
sang ! et la folie de Lady Macbeth remontait dans les veines de
l’olivier en ondes brusques.
Et
puis, tout s’accélère. Elle est en bas des escaliers. Ça cogne de plus en plus
fort. Elle pose une main sur la poignée et lève l'autre.
Attention,
puisqu'il est question de Shakespeare, frappons les trois coups, pas encore de
hachette, ça ne saurait tarder, le rideau se lève.
Un
squelette et trois morts-vivants s’écrient en chœur :
Trick or treat !
La Petite
Fille n’a pas le temps de cacher la hachette que les mômes l’aperçoivent et se
mettent à hurler. Petit-Biscuit se réveille et vocifère à son tour. Le
chat en profite pour s’échapper dans la nuit.
Jamais,
de mémoire de gamin, on n’a eu si peur un soir d’Halloween.
Une
fois que tout le monde eût repris ses esprits, on ne pensa plus à réclamer ni à
donner de bonbon. De toute manière, il n’y en avait pas : qui aurait cru
que des morveux se taperaient trois kilomètres pour deux caramels ?
Les
mômes remercièrent juste le ciel d’être en un seul morceau pour pouvoir boire
un grand verre d'eau. Ils ignoraient qu'ils repartaient avec un trophée bien
plus précieux qu’un paquet de Haribo: une histoire à raconter dès le lundi, et
jusqu’à la fin de leur vie, comme ces anciens combattants qui rejouent
inlassablement le grand assaut. Dans celle-ci, leur prof de français serait une
ouf qui se trimballe la nuit avec une hache dans le dos.
Depuis, toujours
pas de fusil à Walden, mais une réputation qui les en dispense à la ronde.
Pour les autres épisodes, c'est ici:
Songe d'une nuit d'étéLa caméra et la tartine de merde
La musique est un cri qui vient de l'extérieur
A royaume de terre, couronne de roi
Merci pour cet Halloween version Walden, Laurine ! Du grand art, comme d'hab ! Ca brasille grave ! Je suis fan, mais tu le sais déjà. Tant pis, je le redis quand même. Moi : grande fan de Laurine et de sa prose magique. Jodie
RépondreSupprimerPlus je viens et plus j'aime... Moi qui déteste ce truc à citrouille en v'là une qu'elle est bien.
RépondreSupprimerOh,merci cher Luc, vous savez que vous êtes le bienvenu ici (sauf si vous réclamez des bonbons hein ! )
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