mardi 27 octobre 2015

A royaume de terre, couronne de roi




Tendre la main vers la paille, la soulever, constater que dessous, la terre s’est durcie en même temps que l’eau compactait l’argile. Lever les yeux vers les pieds de tomate, rachitiques, vagues squelettes, vert de gris, puis au ciel. 



Tu t’souviens des jours anciens, et tu pleures…

Non. 

Non, Serge, on ne va pas tomber dans le panneau de la nostalgie. 



Surtout ne pas se retourner, laisser derrière soi les jardins d’abondance. La parabole d’Eden, c’est la poisse. On croit toujours qu’on était plus heureux avant. Pourtant, c'est vrai qu’elles étaient replètes les récoltes de la ferme d’antan - avant Walden - ou celles de Picon, à Marseille, quand le Cow-Boy apprenait la patience à Slimane, Soihiroudine et Bora, en faisant pousser des laitues entre les échangeurs d’autoroute. 



T’es ouf Mesrine [ils l’appelaient comme ça à cause d’une vague ressemblance, sourcils et bas du visage], ils vont te mettre en cabane.



Les schmidts y croiront jamais que tu fais pousser de la laitue ! Wesh, y a que des pieds de weed dans le secteur !



Et puis, frère, degun prend la salade à Mac Do…



Sauf les boloss… 



C’est Bora qui avait conclu par cette fin de non recevoir. 



Faire pousser des laitues, c’était un truc de bouffon. Tu veux dire de bourgeois ? lui avait demandé le Cow-Boy, qui ne désespérait pas d’immiscer précision et nuance lexicale dans l’esprit vif, quoique souvent mal dégrossi, de ces – ou ses, on s’attache vite en milieu hostile- gamins. Starfallah, il le chauffait avec ses cinquante nuances de gros, fallait pas jouer avec le feu –tu m’chauffes j’te kalache- de toute manière, ça marcherait jamais son idée de jardin collecté – collectif avait rectifié le Cow-Boy. 



Soihiroudine avait acquiescé. La terre des quartiers nord, elle n’était même pas bonne pour enterrer les traîtres. Eux, on préférait les balancer à la mer, balance la balance. C’est dire comme on la considérait. De bonne guerre d’ailleurs. Parce que le droit du sol avait comme un arrière goût d’exemption. Pas facile de se sentir français quand il n’y a même pas un coin de terre à vous, que du bitume qui noircit votre gueule déjà estampillée de métèque.



Alors Bora avait tourné les talons en crachant par terre. 



Je suis venu te dire, que je m’en vais, et tes sanglots longs n’y pourront rien changer…



Ta gueule Gainsbourg. On va pas pleurer tout de suite. Le Cow-Boy hausse juste les épaules, il ne suffoque ni ne blêmit, pas complètement stupide. Il aurait fallu être totalement demeuré, un vrai boloss, pour imaginer que Bora mordrait à l’hameçon du premier coup. Les jeunes, c’est comme les plantes. Faut passer l’hiver. 



Bora, vous l’aurez compris, ça n’a rien à voir avec Tahiti et ses îles. Que dalle. Dans cette histoire, pas de chemise à fleur ni de perles de culture. Par ici, on porte davantage le bracelet électronique. 



Mais sentez plutôt comme la brise se lève… comme il suffit d’entrouvrir les lèvres en prononçant ce mot, Bora, pour que s’échappe un souffle levantin à soulever les jupes et fraîchir les cuisses. Ciel, les nuages s’amassent. C’est que le bora, vent glacial qui fait siffler la corne d’or, est arrivé jusqu’à nous, tout droit venu du Bosphore. 



Comme dit si bien Verlaine, « au vent mauvais »…



Laisse tomber, Gainsbarre, Bora ne sait même pas ce que signifie son prénom et a autant envie de se plonger dans l’onomastique turque que de faire pousser des laitues. 



Pourtant, le Cow-Boy a apporté des graines. De la grosse blonde paresseuse, qui sonne un peu comme un film porno. Ça a fait mouche. On a mis son doigt dans la terre en faisant des gestes vulgaires, déposé la graine en gémissant, et puis on s’est barré vers les tours, gagner trois sous en guettant. 



Pendant ce temps la grosse blonde paresseuse a déployé ses jupes vertes. 

On l’a goûtée.



Ce n’était pas une Chicken Caesar et y avait pas de Mc Flurry à la fin. Pourtant, elle était sacrément bonne, et pour une fois, l’adjectif n’avait rien de péjoratif.  



Petit à petit, les doigts de ces jeunes, habitués à compter les billets après avoir tourné dans le quartier, à guetter les voitures banalisées, souvent des 306, si tu dicaves deux ou trois baraques rasées dans une Peugeot, tu te natchaves, faut prévenir le patron, on remballe, fini le business, petit à petit, l’œil de ces gamins, avait compté les pousses d’épinard comme on évalue une liasse de dollars, et lentement, les mains de certains, dont celles de Bora, avaient de moins en moins palpé, eh, qu’est-ce que tu fous, on te vois plus au ter-ter, on ne le voyait plus guère en effet, puisqu’il était occupé à regarder pousser les blettes, cela prend du temps d’observer leur panache friser les cotes tantôt blanches, tantôt rouges, parfois jaunes, couleurs du drapeau des Marquises, finalement, on n’était pas si loin de Bora-Bora, car le jardin urbain, comme il y avait marqué dans le dossier de subvention, n’avait plus rien d’urbain, justement, et sentait bon le sauvage, enclave verte à la source de laquelle les moukères venaient chercher menthe et coriandre, on avait même installé une ruche sur le toit du bloc C, dont le miel avait un goût prononcé, Le miel des Sarrazins, comme l’avaient appelé les gamins (on vous l’avez bien dit, ils ont l’esprit vif), et le Cow-Boy regardait croître avec bonheur cet atoll de verdure, barrière de corail contre la grisaille, Bora devenu maître des herbiers car il ramenait de ses errances d’incroyables comestibles glanés sur le bord des routes, qu’on plantait vite, pour que le mois suivant,  les chicorées, pimprenelles, myrtes et roquette devenues chevelure céladon, agrémentent le couscous du vendredi, quand les grands-mères descendaient pour cuisiner sur des braseros, où, l’espace d’un soir, il n’y avait plus de droit du sol, plus de BAC dans des 306, ni de crissement de roue de scooter, où on était à Bora-Bora, loin de Marseille et de la merde. 



            La Petite Fille avait rencontré le Cow-Boy à cette époque. Il l’avait menée là-bas pour l’emballer. Vous connaissez beaucoup de filles qui résistent aux Tropiques ? A Bora-Bora, 13ème arrondissement, s’était jouée une scène de péplum. La fierté du Cow-Boy et l’émerveillement de la jeune fille auraient pu tenir sur une pellicule de King Vidor. Ils étaient Le roi Salomon et la reine de Saba. Lui, l’invite à visiter ses jardins. Vidor est derrière la caméra. On est en 1959, et Yul Brynner a oint ses muscles pour séduire la reine Makeda, jouée par Gina Lollobrigida. 



Lui : Peut-on penser qu’il y a à peine quatre ans tout ceci n’était qu’un désert ?

Elle : Vous puisez une telle joie dans votre œuvre.

Lui : C’est une joie de voir le désert fertilisé par l’eau que l’on amène des montagnes !

Elle : Vous avez fait de cette terre un paradis…

Lui : Ce n’est que l’eau, le labeur, le soleil qui ont fait cela, ce n’est pas moi.



Aujourd’hui, le Cow-Boy n’a plus rien de Salomon, la Petite Fille aucun des reliefs de l’italienne. A Walden, ils ne sont plus que le Cow-Boy et la Petite Fille, et la terre se révèle encore plus retorse que la rocaille des quartiers (attention, paronomase dangereuse). 



Ils tendent la main vers la paille, la soulèvent, constatent que dessous, la terre s’est durcie en même temps que l’eau a compacté l’argile. Ils lèvent les yeux vers les pieds de tomate, rachitiques, vagues squelettes, vert de gris, et le ciel.  



King Vidor est mort depuis longtemps. Gainsbourg aussi.



Pour un peu, ils se souviendraient des jours anciens et pleureraient…



Et ce n’est pas le décompte morbide des faits divers de La Provence qui les consolera. A Marseille, les jeunes tombent sous les kalachs, comme les prunes sous un prunier. Mais ils sont sûrs d’une chose. Bora ne se prendra pas de ces pruneaux. Bien à l’abri dans son oasis, qu’il a continué à cultiver après le départ du Cow-Boy, où les grosses blondes paresseuses paressent, les pommes-de-terre se terrent, il est devenu un roi. 

Salomon demandait à Saba : Peut-on penser qu’il y a à peine quatre ans tout ceci n’était qu’un désert ?

On ne le peut. 



Alors le Cow-Boy et la Petite Fille vont te le dire une dernière fois, Gainsbourg, même si à Walden, ils sont dans la gadoue, la gadoue, la gadoue jusqu’au cou, ils vont se retrousser les manches, et bientôt, leur royaume de boue fera d’eux des rois, foi de Bora.




Pour les autres épisodes, c'est ici:
ALM/LAM/ MLA                           
Songe d'une nuit d'été
La caméra et la tartine de merde
La musique est un cri qui vient de l'extérieur
 


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