Tendre
la main vers la paille, la soulever, constater que dessous, la terre s’est
durcie en même temps que l’eau compactait l’argile. Lever les yeux vers les
pieds de tomate, rachitiques, vagues squelettes, vert de gris, puis au
ciel.
Tu t’souviens des jours anciens, et tu pleures…
Non.
Non,
Serge, on ne va pas tomber dans le panneau de la nostalgie.
Surtout
ne pas se retourner, laisser derrière soi les jardins d’abondance. La parabole
d’Eden, c’est la poisse. On croit toujours qu’on était plus heureux avant.
Pourtant, c'est vrai qu’elles étaient replètes les récoltes de la ferme d’antan
- avant Walden - ou celles de Picon, à Marseille, quand le Cow-Boy apprenait la
patience à Slimane, Soihiroudine et Bora, en faisant pousser des laitues entre
les échangeurs d’autoroute.
T’es ouf
Mesrine [ils l’appelaient comme ça à cause d’une vague ressemblance,
sourcils et bas du visage], ils vont te mettre en cabane.
Les schmidts y
croiront jamais que tu fais pousser de la laitue ! Wesh, y a que des pieds
de weed dans le secteur !
Et puis, frère,
degun prend la salade à Mac Do…
Sauf les
boloss…
C’est
Bora qui avait conclu par cette fin de non recevoir.
Faire
pousser des laitues, c’était un truc de bouffon. Tu veux dire de
bourgeois ? lui avait demandé le Cow-Boy, qui ne désespérait pas
d’immiscer précision et nuance lexicale dans l’esprit vif, quoique souvent mal
dégrossi, de ces – ou ses, on s’attache vite en milieu hostile- gamins.
Starfallah, il le chauffait avec ses cinquante nuances de gros, fallait pas
jouer avec le feu –tu m’chauffes j’te kalache- de toute manière, ça
marcherait jamais son idée de jardin collecté – collectif avait rectifié
le Cow-Boy.
Soihiroudine
avait acquiescé. La terre des quartiers nord, elle n’était même pas bonne pour
enterrer les traîtres. Eux, on préférait les balancer à la mer, balance la balance.
C’est dire comme on la considérait. De bonne guerre d’ailleurs. Parce que le
droit du sol avait comme un arrière goût d’exemption. Pas facile de se sentir
français quand il n’y a même pas un coin de terre à vous, que du bitume qui
noircit votre gueule déjà estampillée de métèque.
Alors
Bora avait tourné les talons en crachant par terre.
Je suis venu te dire, que je m’en vais, et tes sanglots longs n’y
pourront rien changer…
Ta
gueule Gainsbourg. On va pas pleurer tout de suite. Le Cow-Boy hausse juste les
épaules, il ne suffoque ni ne blêmit, pas complètement stupide. Il aurait fallu
être totalement demeuré, un vrai boloss, pour imaginer que Bora mordrait
à l’hameçon du premier coup. Les jeunes, c’est comme les plantes. Faut passer
l’hiver.
Bora,
vous l’aurez compris, ça n’a rien à voir avec Tahiti et ses îles. Que dalle.
Dans cette histoire, pas de chemise à fleur ni de perles de culture. Par ici,
on porte davantage le bracelet électronique.
Mais
sentez plutôt comme la brise se lève… comme il suffit d’entrouvrir les lèvres
en prononçant ce mot, Bora, pour que s’échappe un souffle levantin à
soulever les jupes et fraîchir les cuisses. Ciel, les nuages s’amassent. C’est
que le bora, vent glacial qui fait siffler la corne d’or, est arrivé
jusqu’à nous, tout droit venu du Bosphore.
Comme dit si bien Verlaine, « au vent mauvais »…
Laisse
tomber, Gainsbarre, Bora ne sait même pas ce que signifie son prénom et a
autant envie de se plonger dans l’onomastique turque que de faire pousser des
laitues.
Pourtant,
le Cow-Boy a apporté des graines. De la grosse blonde paresseuse,
qui sonne un peu comme un film porno. Ça a fait mouche. On a mis son doigt dans
la terre en faisant des gestes vulgaires, déposé la graine en gémissant, et
puis on s’est barré vers les tours, gagner trois sous en guettant.
Pendant
ce temps la grosse blonde paresseuse a déployé ses jupes vertes.
On l’a
goûtée.
Ce
n’était pas une Chicken Caesar et y avait pas de Mc Flurry à la fin. Pourtant,
elle était sacrément bonne, et pour une fois, l’adjectif n’avait rien de
péjoratif.
Petit
à petit, les doigts de ces jeunes, habitués à compter les billets après avoir
tourné dans le quartier, à guetter les voitures banalisées, souvent des 306, si
tu dicaves deux ou trois baraques rasées dans une Peugeot, tu te natchaves,
faut prévenir le patron, on remballe, fini le business, petit à petit, l’œil de
ces gamins, avait compté les pousses d’épinard comme on évalue une liasse de
dollars, et lentement, les mains de certains, dont celles de Bora, avaient de
moins en moins palpé, eh, qu’est-ce que tu fous, on te vois plus au ter-ter,
on ne le voyait plus guère en effet, puisqu’il était occupé à regarder pousser
les blettes, cela prend du temps d’observer leur panache friser les cotes
tantôt blanches, tantôt rouges, parfois jaunes, couleurs du drapeau des
Marquises, finalement, on n’était pas si loin de Bora-Bora, car le jardin
urbain, comme il y avait marqué dans le dossier de subvention, n’avait plus
rien d’urbain, justement, et sentait bon le sauvage, enclave verte à la source
de laquelle les moukères venaient chercher menthe et coriandre, on avait même
installé une ruche sur le toit du bloc C, dont le miel avait un goût prononcé, Le
miel des Sarrazins, comme l’avaient appelé les gamins (on vous l’avez bien
dit, ils ont l’esprit vif), et le Cow-Boy regardait croître avec bonheur cet
atoll de verdure, barrière de corail contre la grisaille, Bora devenu maître
des herbiers car il ramenait de ses errances d’incroyables comestibles glanés
sur le bord des routes, qu’on plantait vite, pour que le mois suivant,
les chicorées, pimprenelles, myrtes et roquette devenues chevelure céladon,
agrémentent le couscous du vendredi, quand les grands-mères descendaient pour
cuisiner sur des braseros, où, l’espace d’un soir, il n’y avait plus de droit
du sol, plus de BAC dans des 306, ni de crissement de roue de scooter, où on
était à Bora-Bora, loin de Marseille et de la merde.
La Petite Fille avait rencontré le Cow-Boy à cette époque. Il l’avait menée
là-bas pour l’emballer. Vous connaissez beaucoup de filles qui résistent aux
Tropiques ? A Bora-Bora, 13ème arrondissement, s’était jouée
une scène de péplum. La fierté du Cow-Boy et l’émerveillement de la jeune fille
auraient pu tenir sur une pellicule de King Vidor. Ils étaient Le roi
Salomon et la reine de Saba. Lui, l’invite à visiter ses jardins. Vidor est
derrière la caméra. On est en 1959, et Yul Brynner a oint ses muscles pour
séduire la reine Makeda, jouée par Gina Lollobrigida.
Lui : Peut-on
penser qu’il y a à peine quatre ans tout ceci n’était qu’un désert ?
Elle : Vous
puisez une telle joie dans votre œuvre.
Lui : C’est
une joie de voir le désert fertilisé par l’eau que l’on amène des
montagnes !
Elle : Vous
avez fait de cette terre un paradis…
Lui : Ce
n’est que l’eau, le labeur, le soleil qui ont fait cela, ce n’est pas moi.
Aujourd’hui,
le Cow-Boy n’a plus rien de Salomon, la Petite Fille aucun des reliefs de
l’italienne. A Walden, ils ne sont plus que le Cow-Boy et la Petite Fille, et
la terre se révèle encore plus retorse que la rocaille des quartiers
(attention, paronomase dangereuse).
Ils
tendent la main vers la paille, la soulèvent, constatent que dessous, la terre
s’est durcie en même temps que l’eau a compacté l’argile. Ils lèvent les yeux
vers les pieds de tomate, rachitiques, vagues squelettes, vert de gris, et le
ciel.
King
Vidor est mort depuis longtemps. Gainsbourg aussi.
Pour
un peu, ils se souviendraient des jours anciens et pleureraient…
Et ce
n’est pas le décompte morbide des faits divers de La Provence qui les
consolera. A Marseille, les jeunes tombent sous les kalachs, comme les prunes
sous un prunier. Mais ils sont sûrs d’une chose. Bora ne se prendra pas de ces
pruneaux. Bien à l’abri dans son oasis, qu’il a continué à cultiver après le
départ du Cow-Boy, où les grosses blondes paresseuses paressent, les
pommes-de-terre se terrent, il est devenu un roi.
Salomon
demandait à Saba : Peut-on penser qu’il y a à peine quatre ans tout
ceci n’était qu’un désert ?
On ne
le peut.
Alors
le Cow-Boy et la Petite Fille vont te le dire une dernière fois, Gainsbourg,
même si à Walden, ils sont dans la gadoue, la gadoue, la gadoue jusqu’au
cou, ils vont se retrousser les manches, et bientôt, leur royaume de boue fera
d’eux des rois, foi de Bora.
Pour les autres épisodes, c'est ici:
Songe d'une nuit d'étéLa caméra et la tartine de merde
La musique est un cri qui vient de l'extérieur
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