lundi 5 janvier 2015

Y a bon banya



Il existe une légende, qui raconte que les banyas auraient vu le jour en 1071, quand une sorcière aurait doté les hommes d’une âme. Les vapeurs des bains russes flotteraient donc comme autant de  suppléments d’âme qui n’auraient pas encore trouvé d’enveloppe charnelle, fumerolles mystiques en attente de corps.

Il suffirait alors de pénétrer dans la parilka et d’ouvrir la bouche pour lamper à grosse goulée l’âme russe. Tout cela semble merveilleux.

Vodka, elle, a des préoccupations bien plus matérielles : bassiner les peaux mortes, mollir la crasse et le cuir pour que la couenne exulte après des semaines de toilettage à l’arrière des trains.

Moi, je pense à ces heures nébuleuses, dans la banya, où ondoieront les visages du Maître et de Marguerite, le profil des frères Karamazov,  et peut-être même l’ombre des âmes mortes. Là-bas, au-dessus des lattes de bois, se tordra un serpent de brume dans lequel je reconnaîtrai les contours du Don paisible qui dorlotera les amours de Gregori et d’Aksinia, corps fébriles dans des brouillards feutrés. Plus loin, sur son nimbus de fumée, cavalera le docteur Jivago après Lara, pendant que les exhalaisons du poêle camoufleront les émois d’Anna Karénine et du comte Wronski. 

Il me suffira d’entrouvrir les lèvres pour aspirer l’âme de Pouchkine, de Gogol et des autres. Ce sera moite et mystique, chaud et violent, mon corps nu possédé par Dostoïevski, pardonnez-moi Maria, Appolinaria et Anna, vous qui l’avez aimé.

Mais comme souvent dans ce territoire balayé par les vents, les promesses se cognent aux murs calfeutrés. 

Dès la Predbannik, antichambre de ces hymens romantiques, Vodka me regarde interdite : nous n’avons aucune idée du protocole. Faut-il entrer nues ou en maillot de bain ? 
Il y a bien un affichage en alphabet cyrillique, mais notre ferveur pour la langue russe ne va pas au-delà de Ia nié panimaïou, « j’entrave que dalle ». Nous poussons la porte en bois de la Moechnaya, aussi stupides face au tuyau et au tonneau que deux poules devant un coquetier. 
Il y a bien des brassées odorantes de tremble et de bouleau suspendues au mur par des ficelles, mais que faire de ces éventails végétaux ? Un pagne? Une coiffe équatoriale ? Mieux: des ailes de poule?

Désorientées nous pénétrons dans la parilka, l’antre des vapeurs russes. 

Alors que le thermomètre devrait avoisiner les 65 à 110, il fait 15 °C. De la vapeur et des rêves de brume, il ne reste qu’une cuve en fer, deux barils d’eau froide et un terrible silence. 

Où êtes-vous Fedor, Nikolaï et Anton ?


Notre voix se heurte à la ferraille du poêle. 

 Tant de silence pourrait présager un grand mystère, peut-être même un trouble métaphysique, si ce n’était le ridicule de nos corps désœuvrés, commençant à se hérisser de minuscules aspérités au contact du froid.  Des poules, je vous ai dit, jusque dans la chair. 

Bientôt, c’est le désarroi total, débâcle de l’expérience ou plutôt de l’inexpérience. D’âme russe et sulfureuse, il n’en plane aucune pour les bleus, tout juste un mauvais courant d’air annonçant une bronchite.

Potache, Vodka ricane Y a bon banya

Je fais la gueule.

Nous resterons un moment à l’intérieur, frissonnant, pour ne pas afficher notre défaite.

 Puis, de grands coups frappés à la porte nous sortiront de notre torpeur. Un géant surgira, Golem affublé d’un chapeau de feutre, armé de rameaux de feuilles. 

Est-ce le chauffeur du mini-bus qui nous a poursuivies, mauvais Likhov qui veut notre peau de poules, ou bien un simple habitué de la banya ? 

Il semble pourtant surhumain du haut de ses deux mètres, et nous terrasse du regard. Nous comprenons à son visage sans appel qu’il nous faut lui céder la place. Et tandis que nous battons en retraite, il balance violemment des casseroles d’eau froide sur le poêle, faisant jaillir des fumerolles infernales. Il nous provoque avec ses geysers et ses glouglous, autant de manifestations de son pouvoir démiurgique. Ça gicle et ça fume, volcan de sueur.

En moins d’une minute la température devient insoutenable. Essoufflées, nous parvenons jusqu’à la porte. 

C’est au moment de franchir le seuil que cela arrive.

Alors que je me retourne, portant la main à mon visage pour me protéger de ces Enfers, ils apparaissent. Derrière les volutes surgissent Les Horrifiques, bouche déformée de Faust embrassant Méphistophélès, Judas creusant le ventre des Ursulines de Loudun pendant que Lady Macbeth touille la marmite de son bras sanglant.

A qui appartiennent ces peaux de chagrin qui pendouillent aux crocs, oubliettes plus sinistres que le placard de Barbe-Bleue? Sont-ce mes vieux rêves qui s'étiolent ou le tombeau des âmes perdues? 
J'imagine volontiers des tatouages en rose des sables sur les genoux du Golem. Me voilà à nouveau en train d'écrire un roman. L'haleine du narrateur y serait fétide et flotteraient dans ses phrases des mots terrifiants.  Proxénétisme. Extorsion. Pute et Guerre des Sukas. On s'y ferait couper le sexe pour un pain au chocolat.

Soudain, le Golem se flagelle et s'échappe des veniks une douce odeur de taïga. Les murs disparaissent dans la vapeur pour laisser place aux matins clairs du lac Baïkal, plus vastes que l'immensité des forêts et plus infinis que l'étendue d'eau. 

Parvient jusqu'à moi la Nature en ses premiers jours.

Le Golem rit en voyant ma mine blême, referme l'huis d'un grand coup sec et fait rugir de plus belle ses géhennes.

Les pros de la banya sont des dieux. De leurs vapeurs naissent des prodiges. Tantôt archange, tantôt Lucifer, ils explorent ton âme, distillent tes songes et réveillent les histoires qui sommeillent au fond de ton crâne pour les écrire en serpentins de buée. 

Cependant, par mesure de précaution, nous nous contenterons à l'avenir d'un toilettage à l’arrière des trains, fût-il sommaire. 



Pour les épisodes précédents, c'est ici:
  1. Prologue
  2. Moscou, cathédrale Basile-le-Bienheureux.
  3. Danse macabre sur la Revolioutsii Plodstadt
  4. Dents d'Or
  5. Krasnoyarsk blues
  6. Le chamane et le Sergent Hartman
  7. Platzkart

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