jeudi 7 janvier 2016

Les voyages ne commencent pas toujours au départ


Dans les mythes et les légendes bouriates, l’île d’Olkhon, couteau de terre au ponant du Baïkal, abriterait les esprits terribles du lac. Les plus (ou moins) chanceux - c’est selon, pourraient y croiser Khan Hoto Babai, émissaire des dieux supérieurs, envoyé sur terre sous l’aspect d’un aigle royal à tête blonde. Ce dernier aurait eu, dans le temps, un fils du nom de Khan Houbou Noion, premier homme-chaman des peuplades bouriates. 
L’île est donc un giron sacré.

Son centre vibratile culmine au sommet du rocher de Bourkhan, là où l’on brûlait les chamans après leur mort.

Tous les pèlerinages mystiques de la région convergent là. On y parle bas, pour ne pas déranger le grand Khan, et on déconseille même aux âmes sensibles d’y séjourner trop longtemps ; l’énergie qui se dégagerait de la roche serait si violente qu’elle corromprait les esprits trop faibles. Pour preuve, cette merveilleuse interdiction faite aux femmes de trop s’approcher au risque de vicier leur descendance. Seules les chamanes ont le droit de se rendre jusqu’à la grotte car elles auraient la force de s’affranchir de leur corps féminin pour choisir leur polarité masculine et supporter la sève du lieu.  

Nous dormons à quelques encablures de ce sanctuaire.
Nous dormons mal. Esprits trop faibles, certainement.
Ou trop femmes. Là encore c’est selon.

Aussi à cause du froid. Pas plus de cinq degrés la nuit, joli novembre en août, haleine givrée de Khan Hoto Babaï qui s’infiltre, la salope, à travers les rondins mal jointés.

Peu importe. Vodka et moi avons les nerfs solides. Nous resterons un moment ici, n’en déplaise aux Phallocrates.

Mais qu’est-ce que tu racontes, on est en Bouriatie ?!
Ah oui, pardon. Ça me fait ça dans plein d’endroits, je confonds avec la Phallocratie. Va savoir pourquoi...

Bref, nous avons besoin de repos pour éviter ce genre d’erreur et calmer le rythme des kilomètres ingurgités dans le vacarme métallique des rails. Heureusement, le voyage en bateau pour arriver jusqu’à l’île nous a laissé espérer un peu de  répit. La coque ourlait suavement les flots. C’était bon.

Le chauffeur du bus qui nous a conduites à Khoujir n’avait rien d’un méchant likhov. Cette étape dérogerait-elle à la violence de notre voyage ? Me suis-je seulement posé la question à l’époque? J'ignorais certainement qu'allait bientôt avoir lieu un séisme miniature.  

J’ignorais aussi que le Baïkal était né d’un choc tectonique entre deux plaques il y a vingt cinq millions d’années. Qu’il s’agissait donc d’un lac né d’un effondrement. D’une chute. Une histoire de faille, d’écroulement. Ce qui aurait dû m’indiquer que j’allais m’y sentir comme un poisson dans l’eau - notez à cet effet le caractère lexicalisé de la comparaison, qu'on aurait tort de négliger. Mais point trop de spoiler, soyez patients les enfants.

Jusqu’ici, j’avais poursuivi, de Moscou à Krasnoïarsk en passant par les taïgas russes, ce qu’on peut appeler une chimère. Je pourchassais La Russie avec une majuscule. Celle de mon roman. Mieux que la Sibérie, Les Sibériques. Un réseau complexe de désirs qui me laissait, à chaque pas dans la boue du réel, un goût de bortsch trop liquide. Point d’humus prodigue pas plus que la moindre trace d’Igor, mon héros, né de limons imaginaires. Tout ce qui advenait depuis des semaines portait donc le sceau déceptif de la réalité.

Et le vacarme des trains lancés à vive allure hachait menu menu mes fantasmes.

Faut-il croire qu’une nuit, Khan Hoto Babai est venu me visiter, dans la chambre sous les toits, aux allures de coque de bateau ? A-t-il remué les rêves sédimentés qui avaient fait croûte à la surface de mon esprit ? Ouvert des failles et provoqué des effondrements? Toujours est-il qu’au fil des jours, la grâce un peu pouilleuse des lieux a soulevé quelque chose dans ma poitrine. Un émoi de poussière.

Pourtant, dieu sait comme je la détestais cette Russie que nous sillonnions. A tel point que je faisais une barre dans mon carnet, à chaque jour passé,  comme le prisonnier mesure la durée de son enfermement.

Mais un matin, il m’a semblé que mes yeux étaient moins croûtés de d’habitude.

Nous étions dans les rues de Khoujir. La ville restait globalement assez laide. Mais en faisant une radiographie de son visage osseux, on pouvait être saisi par d’infimes détails touchants.

Cette maison en mélèze par exemple, le bois détrempé par l’humidité et noirci par la suie, semblait avoir le cœur gros de ne pouvoir bouger. Si près du lac, ses fenêtres donnaient piteusement sur un marécage où flottaient des algues douteuses amarrées à un vieux pneu. Le bois humide dégorgeait de larmes. Elle aurait tant aimé avoir vue sur le lac… semblait-elle soupirer. Alors, de cette coquetterie qu’on retrouve chez les pauvres, elle avait joué sur les accessoires. Avec ses fenêtres ornées de dentelle, dont l’encadrement avait été peint en bleu, elle ressemblait à une femme qui n’a jamais vu la mer et passe sur ses paupières un fard-lagon. Entre les rideaux et la vitre, deux plantes résistaient aux assauts du froid, peuplant l’horizon de ses habitants d’une forêt naine, taïga de substitution.

Et mon cœur de mollir.

En poursuivant la promenade, dans les larges avenues de terre battue, on pouvait être étourdi par un léger vertige. Si ces dernières n’étaient traversées par des fourgonnettes kaki UAZ 452, ferraille increvable des années soviétiques, la poussière rouge qui balayait le vide, les magasins en rondins de bois, sans parler du regard de traviole des autochtones, tout aurait pu sonner comme un western en Arizona. Ou désert blanc d'Alaska. Version plate-forme pétrolière - la glace en moins.

Sous ma boîte crânienne et mes côtes, les plaques tectoniques remuaient. Ça vacillait et il y avait de la jouissance à sentir ce  flageolement. 

Un aigle planait dans le ciel. Dans son cri, un ricanement:

Les cow-boys ont les yeux bridés.
Le whisky la saveur amère de la vodka.
Et les évangélistes cognent contre des tambourins d’où pendouillent des rubans.

C’était la chanson douce-amère que me murmurait Khan Hoto Babaï. Un peu de miel dans le soja, comme l’Asie se frotte à l’Europe dans les replis souterrains.

Sans m’en rendre compte, je commençais à barboter avec plaisir dans cette réalité louche.

Vodka, quant à elle, était plus radicale. Déjà en maillot, elle avait plongé dans le lac. Un groupe de Russes sur la berge l’avait applaudie et lui avait offert de la vodka. C’était dix heures du matin. Au bout du troisième verre elle était bourrée. Je me suis surprise à rire. Ils nous avaient invitées à un concert.  A quinze heures. On avait ri de plus belle. Vodka était vraiment bourrée, je vous le confirme.

Le concert était affreux. Nous avions ri longtemps sur le chemin du retour.  Toute la jeunesse de Khoujir s’était réunie dans une grange pour écouter les guitares saturées. Seuls les musiciens que nous avions rencontrés le matin sur la plage agitaient de haut en bas leurs cheveux longs. Le public, lui, avait l’immobilité de l’acier. Peut-être head-banguait-il dans sa tête, comme des plaques magmatiques se chevauchent tandis que la croûte terrestre semble atone? Peut-être pas. Les musiciens n’étaient vraiment pas bons. On ne la fait pas aux cow-boys russes.

Le soir, nous avions mangé de l’omoul, poisson séché appelé pain du Baïkal. Notre voisin de table nous avait parlé des trésors qui sommeillaient au fond du lac. Profond par endroit de plus de mille six cents mètres. L’équivalent d’un Amsterdam-Barcelone. Dans ces zones abyssales, vivait un poisson très petit, constitué essentiellement de graisse translucide. Le golomianka. Vue la pression exercée dans ces profondeurs, le pêcheur ne devait pas le remonter trop vite. Sinon, il explosait en route, laissant à la surface de l’eau une tâche de graisse.

Longtemps, cette nuit-là, l’image du poisson m’avait empêchée de dormir. Le froid aussi, soyons honnête.

Et puis, le matin, quand je m’étais réveillée et que j’avais poussé les volets de la cabane avec joie et même appétit, l'allégorie du poisson m'avait paru limpide. J’étais comme un golomianka dans l’eau. Trop longtemps plongée dans les abîmes de la rêverie, happée par les années à écrire Les Sibériques qui avaient édifié des falaises de songe autour de moi,  j’avais eu besoin d’un long cheminement pour revenir à la surface sans exploser. 

Maintenant, la Russie était là, et moi, toujours entière.


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