mardi 24 novembre 2015

La tentation de la tortue



BAIGNEUSES À LA TORTUE, HENRI MATISSE (1908)

Huile sur toile, 179,1 x 220,3 cm, Saint Louis Art Museum (MISSOURI, USA)

Il y a quelques mois, la petite fille avait commencé un texte. Un début plutôt.  Avec ce qu’il contenait de promesses et d’inabouti. Sa plume avait fait fausse route, fausse-couche, un peu des deux, et son texte était mort-né. 


Ça donnait :


Hier, la petite fille est allée chercher Petit-Biscuit à l’école. Sur la route du retour, elle a eu envie de lever le poing pour soutenir la grève de Radio France, tout en regrettant - Bordel a-t-elle, marmonné à l’avant, pour que la gamine n’entende pas- la voix de Marc Voinchet le matin et celle d’Irène Omélianenko après le repas, puis a juré tout haut contre un A qui la talonnait dans le virage, a du coup freiné pour passer de cinquante à trente kilomètres heure en guise de slow-riposte - Ca lui fera cuire le cul, a-t-elle marmonné dans sa barbe, toujours pour que Petit-Biscuit n’entende pas, déjà que la gamine réclamait tous les soirs des pâtes au caca, on n’allait pas flatter ses bas instincts- puis a bifurqué sur le chemin de terre en feignant d’ignorer le doigt d’honneur que le conducteur lui adressait dans le rétroviseur. 


Elle avait beau descendre la piste comme dégringole un torrent, la main poisseuse du type avait graissé sa rétine et sali son après-midi.


Petit-Biscuit réclamait maintenant pour le goûter une tartine au caca, achevant ainsi toute rémission pour cette journée. 


C’est alors qu’elle l’aperçut.


La créature remontait le long du chemin. 


En ligne parfaitement droite.


D’un pas tout aussi lent qu’assuré. 


Elle s’était arrêtée là. En voiture et dans son texte. A ce moment précis où la forme indistincte lui laissa deviner une petite tête avec un bec, émergeant d’un dos rond et vert d’où dépassaient quatre petits moignons griffus qui ressemblaient davantage à des palmes qu’à des pattes.
  

Une tortue de terre. 


Vraiment grosse. Au moins cent ans. Qui s’était réveillée d’on ne savait où, probablement enfuie de l’enclos des anciens propriétaires, et avait dû passer l’hiver on ne savait pas plus où, sans doute sous terre, doublement dérobée au monde, sous l’humus et sa carapace.  


La petite fille s’était arrêtée là parce que chez elle, la vie dicte à l’écriture certains impératifs que celle-ci n’impose pas à celle-là : il fallait faire goûter Petit-Biscuit qui n’arrêtait pas de hurler que le chocolat sur sa tartine n’était pas du vrai caca et aussi parce qu’il s’agissait de se renseigner sur le mode d’alimentation des tortues, passant outre les conseils de Petit-Biscuit dont vous devinerez aisément la teneur. 


Avouons aussi que son texte avait pris un virage en épingle à cheveux, qu'elle avait du mal à négocier sa courbe qui obliquait vers une fable politique, idée qui lui était venue en écoutant la radio tout en parcourant les fora (je décline en latin si je veux) sur l’élevage des tortues, lorsqu’une voix lui avait écorché le tympan, comme le doigt d’honneur du type lui avait éraflé la cornée, claironnant Pour embaucher, faut débaucher, et dans l’intonation de laquelle elle avait non seulement reconnu le timbre de Macron mais le souffle bifide d’un serpent, auquel elle aurait volontiers opposé la sobre opiniâtreté de la tortue. 


Là avait eu lieu l’avortement. 


Le texte avait flotté un moment dans son esprit comme un placenta, pour finir par s’échouer on ne savait où, un peu comme une tortue disparaît en hiver. 


C’est à peu près à cette époque qu’une autre créature fit son apparition dans le jardin et la vie de la petite fille. 


Chaque jour, on s’émerveillait qui du renard, qui du faon, au détour d’un buisson ou d’une sente, et il fallait bien avouer que ce réveil des bêtes auréolait de joie aussi bien les parents que l’enfant, tous trois saisis par la grâce du printemps. L’haleine chaude de mai s’enroulait autour de leur nuque avec tant de chatterie qu'ils en vinrent à oublier le monde.  Plus de Grexit, d'attentats de janvier, de TAAFTA, de Mémé Pilote qui allait de plus en plus mal, de mer en cimetière, et surtout,  plus de Macron. Un instant, ils eurent l’impression conquérante que le ciel les protégeait en bouclier. Walden était devenu un balcon sur le jardin des délices. 


Un paradis sous carapace pour famille de tortues.


Mais je vous avais prévenu, le ver était dans la pomme et c’est à peu près à cette époque que La Bête saccagea ce pigeonnier céleste. 


C’est le cow-boy qui la débusqua. 


Entre deux planches posées sur la terrasse du chalet.


A ce stade de l’histoire, il faut préciser que la maison a beau être fissurée de partout, le toit bouffé par les loirs, le cow-boy et la petite fille règnent sur Walden en châtelains  car ils ont tout loisir de sortir de chez eux pour aller visiter leurs dépendances; écurie, cabane à outils, mais surtout le petit chalet auquel on accède par un chemin qui va vers l’est, en direction de la Russie, jusqu’où il n’est cependant point besoin de pousser puisque les murs en bois, la mezzanine disposée en polati font de lui une isba, abri boréal où l'on peut se croire en Sibérie.


La petite fille l'a aimé  dès le premier coup d’œil. 

C'était devenu sa datcha.


Petit-Biscuit y faisait souvent cuire des soupes au caca et les amis y trouvaient un lit aux draps frais, une bibliothèque, des fenêtres sur le ciel et une terrasse pour y faire ce qu’il leur plaisait. 

Un vrai paradis je vous disais.


Pourtant, le cow-boy a bien vu quelque chose qui remuait au milieu du tas de planches. Un corps squameux et musculeux. Gris et souple, qui a filé entre les lattes de la terrasse pour se réfugier sous le plancher. 


Une vipère. 


La petite fille a hurlé.


Hurlé.


Et encore hurlé. 


Finis le paradis et le ciel en bouclier. Là, au cœur même de Walden, sous la précieuse isba, vivait un serpent. Et le cow-boy avait beau répéter que c’était bon signe, qu’il fallait se réjouir de tant de biodiversité, elle voyait maintenant des crochets venimeux partout ; dans la menthe et le basilic, sous la chaise longue ou l’arrosoir, et chaque pas, chaque geste soulevaient sa poitrine tout en l’étreignant d’une angoisse terrible, car chaque seconde portait en elle la possibilité d’une mort violente et soudaine.


Pendant une semaine elle avait fait en sorte de rester le plus possible à l'intérieur. Elle avait même acheté des bottes à Petit-Biscuit, l’aurait équipée d’une cotte de maille si elle avait pu, mais le cow-boy l’avait regardée avec son air de cow-boy, et lui avait interdit de transmettre ses phobies comme un mauvais virus à l’enfant, alors, en plus de veiller aux endroits où elle posait les pieds, elle avait fait attention aux mots qu’elle choisissait. 


Ce cauchemar avait presque duré un mois. Serpent face à cerveau reptilien. La petite fille s’était claquemurée dans la maison comme une tortue sous sa carapace.


Aucun compromis ne semblait possible. Le surgissement de La Bête avait, selon toute vraisemblance, condamné la possibilité même du bonheur.


Et dans cette réclusion, s’était opérée une mue. La petite fille avait vu ses pensées ondoyer comme des peaux à la dérive. Petit à petit des coutures semblèrent possibles, laissant deviner une cohérence, long ruban dont elle ne maîtriserait jamais la course mais dont elle pourrait saisir un bout et s'envelopper. Car la vipère ne les attaquerait probablement jamais. C’était l’idée même de La Bête qui empêchait la petite fille de vivre. Or, ne conduisait-elle pas malgré le nombre de morts sur la route? N’avait-elle pas fumé ? Ne buvait-elle de temps en temps plus que de raison ? Pire, elle avait accepté de donner naissance à des enfants bien que cela les exposât de facto aux dangers de la vie ? 

Sa tête pointait hors de la carapace.


Et puis elle avait lu, sous la plume de Lambert Schlechter une occurrence latine dont elle tatouerait la conjugaison sur sa nouvelle mue:  Vivens moriturus,  que l’on peut traduire par « il est en train de vivre, celui qui va mourir » ou plutôt « pendant qu’il vit, il va mourir».  La concomitance du participe présent et du participe futur, loin de suturer les mots, ouvrait la plaie du paradoxe. L'oxymore mettait le doigt dessus. Depuis que l'homme avait peau d'homme, il lui fallait surmonter cette douleur. Chaque seconde à vivre était à la fois outrage et cicatrisation. 


Alors la petite fille avait de nouveau osé un pas dehors. 


A force, elle avait retrouvé un peu du bonheur étreint au printemps. 


Ce n’était plus le paradis, mais c’était bien. 


L’été l’avait bien prouvé où ils avaient bu et mangé sur la terrasse de l’isba même si la petite fille avait observé, sur le dessus de ses mains, des tâches de vieillesse. 

Sous la terrasse, il y avait toujours le tas de gravats, certainement la vipère. 


En ôtant sa carapace, la petite fille avait un peu grandi. Un peu vieilli. Petit-Biscuit aussi, qui avait arrêté de réclamer des pâtes au caca.


C’était bien. Pas le paradis, mais c’était bien. 


Il y a quelques jours, la petite fille a fait le lien avec le premier roman qu'elle avait écrit. Qu'on oublie vite ce qu’il y a dans ses propres gravats! Il s'agissait d'un texte sur l’abandon. Vous excuserez l’outrecuidance qui consiste à s'autociter, mais elle va vous livrer un passage dans lequel s'esquissait déjà ce face à face de l’homme et de La Bête. Le héros est debout. Il regarde la mer ou la mort, peut-être les deux en même temps, et la narratrice observe, incrédule,  ce travail de vie et de trépas. 

La mer grossissait au fur et à mesure que le ciel devenait gris, l’atmosphère se ballonnait et Igor restait là, les pieds fichés dans le sable, englouti par les éléments. Ses cheveux formaient des figures géométriques variables avec le vent. Son corps s’inscrivait dans la ligne de l’horizon. L’atmosphère, les grains, les embruns, la mer et tous ses membres formaient un ensemble solide et cohérent. Mais le tableau vacillait avec le mauvais temps. Je n’ai pas d’autre image dans la tête que celle du tremblement de l’air au contact du feu. Les flammes ont le pouvoir de perturber l’ordre des molécules qui les entourent. Leur radiation est tellement forte que tout autour devient un halo vacillant de chaleur. Ici, se produisait l’inverse. Le mauvais temps brouillait la silhouette d’Igor en dedans. Le faisait chanceler de l’intérieur. Son corps tout entier, fragilisé et blanc, devenait le halo du vent. Le moindre souffle aurait pu le balayer. Si j’avais tracé une ligne des pieds à sa tête, elle aurait été irrégulière. Je retenais ma respiration, comme si l’instant contenait à la fois un grand risque et l’immensité immobile du calme ; le danger existait, mais contenu dans quelque chose de beaucoup plus grand.

Alors j’ai eu envie de hurler. J’ai couru le long de la plage. Fait des allers et retours, crié dans le vent contraire, rugi et chahuté.  Mon corps est devenu compact, densifié par la conscience que rien ne pourrait infléchir ce qui allait arriver. Mon esprit voulait résister, se battre contre ce point vers lequel tout convergeait. Je lançais mes bras pour taper dans le vide, frappais  en avant, dans ce que je me figurais être l’avenir. Au fond de moi, je savais que tout cela était vain. Alors j’ai cru que mon corps allait imploser. J’ai continué un moment à me comporter étrangement. A crier, sauter, me rouler par terre. Après la crise, je me suis sentie mieux. Igor, lui, demeurait si léger que ses pieds semblaient à peine effleurer le sable mouillé. Je crois qu’il n’imaginait même pas qu’il eut pu en être autrement.

Nous sommes simplement de passage, murmuraient ses cheveux dans le vent. L’instant s’échappe toujours vers un autre, insaisissable. En chute permanente, ou plutôt en grande glissade, car le temps n’est qu’une succession d’effondrements à l’infini. Celui des hommes, de leur peau, de leurs dents et de tout ce qui naît et meurt. Une suite de dégringolades, d’ongles, de cheveux, de vie.

Il n’est pas sûr que tout cela aide beaucoup la petite fille après les attentats du 13 novembre. Elle se dit juste qu’il y a peut-être une image à saisir, à refuser plutôt, dans cette tentation de la tortue face au serpent.  


Pour les autres épisodes, c'est ici:
ALM/LAM/ MLA                           
Songe d'une nuit d'été
La caméra et la tartine de merde
La musique est un cri qui vient de l'extérieur
A royaume de terre, couronne de roi
La petite fille et le tomawak


                                            

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