jeudi 25 septembre 2014

Tout est illuminé de Jonathan Safran Foer, entre Trou noir et Cornucopie



            Comment aborder une œuvre aussi multiple que Tout est illuminé? Drôle de gageure que d'essayer d'en saisir le foisonnement.
            Essayons, même si comparaison n’est pas raison, de prendre le livre par la queue, comme un animal.  Diable, le caméléon se débat. Il passe du rouge érotique, au noir désespoir en passant par le jaune de la farce et le bleu des fééries, polymorphe. Le mot est lâché. Jonathan Safran Foer nous livre un roman composite.     
On pourrait penser au costume d'Arlequin, cousu dans un patchwork de genres - roman, almanach, lettres, chansons, pièce de théâtre, billets... autant de mélanges qui exhibent la bigarrure. Aussi parce qu'Arlequin porte un masque et que dessous se profile la question du double, celle de l'identité.
            Tout est illuminé est aussi un court-circuit. Trois fils, trois narrations dans l'histoire que le lecteur, à la manière d’un électricien, doit brancher pour retrouver les points de connexion, de friction, afin que le sens, tout comme la lumière, soit.
            C’est aussi un puzzle. Une lecture qui demande un effort, qui invite au  jeu de la reconstitution, qui sous-tend un éclatement des parties destinées à former un tout. Seul le processus de lecture, de la co-errance à la cohérence, peut assembler les pièces entre elles, guettant les indices, se trompant parfois, abusé par le miroitement des couleurs, un peu perdu aussi dans ce labyrinthe qui possède, à la manière des grandes œuvre du XVIème, une charpente solide et mouvante.
            De toutes ces images, nous pouvons retenir les lignes de force suivantes: le mélange, la tension entre parties et tout, la dynamique de dispersion et de condensation entre éclatement et l'union, autant d’invitation à jouer.

TROIS FILS = UNE TRESSE ?


            D'entrée de jeu, un principe d'alternance des chapitres se calque sur l'alternance des narrations. André Clavel qualifie le roman de  « triptyque », en vertu du principe qu'il existe trois fictions mises en regard. Pourtant, le vocable de « triptyque » semble inapproprié tant il passe à côté de la perméabilité des niveaux de narration.

Récit 1:


            Dès le départ, le jeu est brouillé. L'auteur instaure facétieusement un pacte de lecture tout ce qu'il y a de plus classique. Si le narrateur s'exprime dans une langue malmenée, un broken english traduit de manière savoureuse, nous avons un narrateur homodiégétique qui se présente comme le héros d'une véritable histoire. La substance de la fiction pouvant se résumer ainsi: Foer nous entraîne dans le périple d'un écrivain lui-même prénommé Jonathan Safran Foer, accompagné par le narrateur, Alexandre Perchov, qui lui servira d'interprète et de traducteur. Au volant de la voiture on retrouve le grand-père du narrateur, à moitié aveugle, également prénommé Alexandre, et sur la banquette arrière, Samy Davis Junior le chien complètement déglingué de ce dernier. Début burlesque qui dénote avec l'évocation de la Shoah : Jonathan Safran Foer, le personnage, se rend en Ukraine pour retrouver celle qui sauva son grand-père des pogroms nazis en 1942. Appelons donc ce récit « fiction 1, narration 1 » qui instaure un pacte de lecture romanesque tout ce qu'il y a de plus traditionnel. Dès le second chapitre, la partition se complique. 

Récit 2:


Car ce récit 1-narration1 est interrompu par deux chapitres consacrés à ce qu’on imagine hâtivement, comme un second récit, mené par un narrateur hétérodiégétique. Le lecteur se retrouverait donc une « narration 2, fiction 2 ». Tout porte cependant à croire que la narration 1 et la narration 2 appartiennent au même niveau : bien que l’on plonge en 1791, le personnage Trachim et le bébé Brod ne vont pas sans nous rappeler le nom du village de Trachimbrod, que le curieux équipage du premier chapitre recherche. Une analepse, donc, cousant un fil entre les niveaux narratifs. Ce qui va se confirmer. Alors que le charriot de Trachim, accompagné de sa femme enceinte jusqu'au cou, sombre dans la rivière Brod, la petite Brod née du cadavre de sa mère noyée. D’où l’origine du nom nom du village Trachimbrod. Succède donc au registre burlesque une tonalité légendaire qui brouille les attentes du lecteur. Je jeu commence et va se poursuivre avec cette phrase-caillau à la fin du chapitre Le livre des rêves récurrents, 1791.  Lorsque Yankel D adopte la petite Brod, on lit: « On lui avait donné un bébé, et à moi, un arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père. » C'est le narrateur qui parle. De la narration 1 !  Par L’emploi de la première personne opère un glissement, d'hétérodiégétique il passe à homodiégétique. Tout porte à croire que Brod est donc l'aïeule du narrateur... Ce serait sans compter les pirouettes narratives de l'auteur. Le flottement va perdurer tout au long du roman durant lequel on se demandera Mais qui est ce « je »? En l'occurence, il s'agit plutôt de celui qu'Alex, en tant que narrateur, appelle le « héros » de l'histoire, autrement dit, l'écrivain Jonathan Safran Foer.
            Face à autant d’indices contradictoires, le lecteur est plongé dans un réseau suspect de  narration. Pourtant, l’auteur le soutient, lui tend un lumignon. Regarde, bien, semble-t-il nous dire dans Une histoire d'amour, 1791-1796 où l'origine du second prénom, Safran, de l'écrivain-personnage (pas auteur, hein !) s'éclaire. Le lien est fait  entre le changement de nom de Yankel D (« Avant le procès, Yankel-alors-Safran était l'objet d'une admiration inconditionnelle... ») et l'origine du prénom Safran pour son arrière arrière arrière (et j'en passe) petit-fils. Le récit 2 entre donc en résonance avec le 1 et l’idée que les trois sections du roman tracent une généalogie fait jour.

Les lettres:


Ce serait sans compter l’épaisseur épistolaire. Car après chaque alternance entre le récit 1 et 2, s’intercale une lettre. Nous pouvons alors parcourir la moitié de la correspondance entre Alex-le traducteur et Jonathan l'écrivain, car nous n'avons pas les réponses de ce dernier. Lacunaire et donc plus drôle, évidemment.
Du coup, ces lettres rentreraient dans le cadre de la fiction 1, tout en se situant sur un niveau de narration épistolaire. Ces passages pourraient à cet égard être considérés comme des prolepses de la fiction 1. Chacun rentré chez soi, le voyage terminé, Alex correspondrait avec Jonathan à propos du roman que ce dernier écrirait. Le roman écrit par l'écrivain, seulement évoqué, aurait pour matière le voyage fait par l’équipage en Ukraine, autrement dit, le récit 1. Or, l'inventivité de l'auteur est bien plus chahuteuse. On se rend vite compte que les sections du roman dont parle Alex ne sont rien moins que le récit 1, c'est-à-dire l'aventure  qui nous a été donnée à lire dans les deux chapitres précédent. Le récit 2 serait donc, par un effet de mise en abyme, le roman qu'aurait écrit Jonathan à son retour aux Etats-Unis. Quelques indices nous le précisent, lorsqu' Alex, à la fin de ses lettres,  mentionne son impatience de lire la suite du roman. Alex, lecteur de Jonathan, au même titre que nous, devient de manière totalement facétieuse le double du lecteur.
            C'est à de nombreuses reprises l'occasion pour l'auteur d'exhiber l'illusion romanesque, de nous montrer, par un effet de miroir, notre visage de lecteur naïf, pris, au même titre qu'Alex, par l'énigme, victimes du suspense,  attendant la suite du récit 1, à l'affût des péripéties. Cette mise en scène du lecteur fonctionne aussi comme une mise en garde. Elle nous incite à nous interroger sur la posture de lecteur que nous devons adopter face à un tel texte, se jouant des différents niveaux de narration : gare à ce que l'on trouve comme reflet dans le miroir !


S’EXHIBER POUR MIEUX SE CACHER : ordre et désordre du récit


            Si le principe d'alternance entre récit 1, récit 2 et lettres structure le roman, son architecture n'est cependant pas systématique puisque le nombre de chapitres successifs consacrés à un même récit fluctue. Le roman fonctionne à cet égard beaucoup sur l'inattendu. Souvent une information arrive là où l'on ne s'y attendait pas. Elle nous oblige à revenir en arrière, relire, circuler. Ca bouge, ça fluctue et tâtonne. Le puzzle se construit en pointillés.
Ce sont les analepses et les prolepses qui fonctionnent comme des ponts entre les différentes narrations. Une prolepse pratiquée  dans le récit 1, au début du roman, va pouvoir éclairer le récit 2, à la fin du roman, de même qu'une analepse va fonctionner comme une clef de lecture pour les pages précédentes. Il s'agit à proprement parler d'un mécanisme d'énigme comme l’évoque Gérard Genette ans Figure IV : « ce principe de la signification différée ou suspendue joue évidemment à plein dans la mécanique de l'énigme, analysée par Barthes dans S/Z » . L'auteur, maître du jeu, tantôt dévoile, tantôt cache.
            L'exemple du viol de Brod illustre parfaitement cette singularité. L'événement est tout d'abord évoqué sous la forme d'une anticipation. Un soir, au bout de la lunette de son téléscope devenu instrument de voyage dans le temps, Brod tombe sur une maison. Elle y voit une photographie datée du 21 février 1943. Brod observe donc le futur. Elle aperçoit le Livre des antécédents, sorte de grimoire dans lequel sont retranscrits tous les faits et gestes des habitants de Trachimbrod depuis des lustres. Elle peut y lire: « Le premier viol de Brod eut lieu au milieu des célébrations qui suivirent le treizième festival du jour de Trachim, le 18 mars 1804... »  Elle est alors en 1791. Le Livre des antécédents dans la prolepse qui projette Brod en 1943 fonctionne donc comme une analepse puisqu'il revient sur le passé, mais fonctionne également comme une seconde prolepse de moindre amplitude pour Brod. Il y a analepse dans la prolepse, ce qui était déjà noté dans le titre qui consigne les deux bornes chronologiques: Secrets récurrents, 1791- 1943.
Inutile de multiplier les exemples, ils parsèment la lecture et celui du viol de Brod met parfaitement l'accent cette capacité du récit à emboîter les différentes temporalités entre elles, à nous obliger à des grands-écarts permanents pour compléter les analepses complétives[1] et revenir après coup sur les omissions provisoires. Ces renvois et ces modulations qui sont autant de clefs confèrent au roman un caractère réellement ludique en même temps qu'ils créent une temporalité extrêmement dilatée ou concentrée. C'est selon. Le roman acquiert ainsi une capacité à embrasser le « tout ». Ce qui est dit à propos de Brod à la page 137 pourrait être appliqué au roman: « Elle est devenue experte en l'art de confondre ce qui est avec ce qui était avec ce qui devrait être avec ce qui aurait pu être ». L'histoire couvre ainsi une période allant de « la fourmi préhistorique de la bague de Yankel, qui gisait immobile dans l'ambre couleur de miel depuis longtemps avant que Noé eût cloué la première planche » aux astronautes qui, des années lumières après un événement peuvent dans le cosmos en percevoir les répercutions.
Cette allusion au cosmos n'est pas anodine. Elle nous invite à lire le roman comme une tentative d'inscrire, dans une temporalité à l'échelle cosmologique, la Shoah comme un trou noir autour duquel le sens se diffracte, et à partir duquel le regard doit chercher à recréer l'Histoire (une histoire?). On peut lire dans ces diffractions du temps infligées par les nombreuses prolepses et analepses une mimesis de l'éclatement du sens de l'Histoire dans la mesure où, selon les termes de Genette: "Il est assez évident[...] que les distorsions de la durée contribuent tout autant que les transgressions de l'ordre chronologique à l'émancipation de cette temporalité.[2]"
            S'il est possible de rechercher un fil, la confusion est tout de même inscrite dans la durée, et renforce le caractère secret qui se dégage de l'ensemble. Le secret, le dévoilement, l'énigme, le jeu, la recherche, la douleur, l'obscurité, autant de facettes d'une histoire qui se donne à lire et se cache en même temps.

REDONDANCE.


            L'auteur a intitulé son second chapitre, Le commencement du monde arrive souvent, pour le moins équivoque. Pourtant, grâce cette mention, la figure de la répétition s'inscrit dans le texte et devient un indice déictique. Un peu plus loin le lecteur est invité à lire le chapitre Secrets récurrents, 1791-1943, dont il a été question. Cette multiplication signifiante des références à l’ « itération » se double d'un texte qui joue sans arrêt sur la redondance.
Notons tout d’abord que l'auteur a exploité à de nombreuses reprises la figure narratologique de la fréquence. Il s'ingénie à raconter un événement plusieurs fois. Prenons l'exemple du drame de Trachim. La première version nous est présentée dans le second chapitre sous forme d'un récit à la troisième personne. Il débute ainsi: « Ce fut le 18 mars 1791 que le chariot à double essieu de Trachim B le coinça ou ne le coinça pas au fond de la rivière Brod... » et continue sur le suites de l'accident. Dans les pages 260 à 266, l'auteur insère le texte d'une pièce de théâtre qui en a été tirée et qui se joue en 1943. Le récit est alors repris avec une légère variation, comme une didascalie, lue par un des comédiens: "Ce fut le 18 mars 1791, entama une voix pleine d'autorité qui se réverbérait depuis la coulisse, que le charriot à double essieu de Trachim B le coinça au fond de la rivière Brod."
            La séquence du viol de Brod est de la même manière répétée  sous le mode de la variation. Cette faculté à la redondance, que l'on pouvait noter chez Robbes-Grillet a quelque chose de très moderne.
            On la retrouve dans le roman lors des scènes de traduction sur le vif entre Jonathan et Alex. Un énoncé est répété deux fois, mimant le mouvement de la traduction, sans pour autant nous donner à lire la langue étrangère. Mais les énoncés sont-ils réellement identique? Examinons un passage,  lorsque l'équipage rencontre celle qu'ils espèrent être Augustine:

""Vous êtes venu pour moi." Dit-elle au héros. "Elle veut savoir si vous êtes venu pour elle." "Oui, dit le héros, dites-lui oui." "Oui, dis-je, tout est pour vous". "Pourquoi?" demandai-je au héros. "Parce que sans elle, je ne pourrais pas être ici pour la chercher (...)"

Il y a bien deux paroles qui signifient la même chose, mais déclinaison de l'énoncé sous la forme du discours indirect lors de la phase de traduction. Donc légère variation du discours direct au discours indirect, qui chuchote Traductore tradittore...
Si le récit répète, il module, complète, éclaire sous un point de vue différent, joue habilement sur la ligne de tension fragile qui différencie l'identité de l'altérité. Un même événement, pris sous les feux de plusieurs points de vue peut certes être mieux cerné. Il peut également subir les dérives de la déflagration de sens. La répétition, associée à la variation deviennent facteur d'une prolifération du sens qui entraîne sa dissémination. Là encore rien n'est figé. Il n'y a pas de bonne réponse mais une tension permanente entre la condensation et l'éparpillement, question à lier une fois de plus avec la problématique du rôle du récit par rapport au temps, de sa capacité à dire le souvenir.

BAROqUE et Foi dans le roman


            Dans la Préface du roman on peut lire: « Passant avec une allégresse du religieux au profane, du rire aux larmes et du broken English au grand style, Tout est illuminé est un acte de foi envers le Roman, dans toutes ses dimensions. » Il faut d'abord y lire l'incroyable capacité intégratrice du livre. Foer est un écrivain protée: il bourre son roman de genres qui dépassent le roman-même. Ce besoin de diversifier la narration, de ménager des pauses poétiques, théâtrales, visuelles relève-t-il d'une volonté de faire éclater les règles, d'une stratégie de démarcation et de fuite hors de tout genre rigidifié ? Barthes affirmait à propos de l’esthétique de la bigarrure qu'il s'agissait d' « un fait général de création que cette sorte de développement marginal des éléments d'un genre, théâtre, roman ou poésie à l'intérieur d’œuvre qui nominalement ne sont pas faites pour les recevoir ». Foer écrit un monde placé sous le signe de l'Union, de l’Univers en expansion.  Le commentaire sur le Livre des antécédents,  grossissant sans cesse, "ressembl[ant] du coup de plus en plus à la vie" peut s'interpréter de manière métalinguistique. Au creux de ce désir s'esquisse le fantasme d'une écriture complète, le rêve d'une totalité sans système. On pense à Cendrars qui poursuivait ce rêve d'une écriture vivante. Dans L'homme foudroyé il écrivait: « Je ne trempe pas ma plume dans un encrier, mais dans la vie ». Il écrira plus tard dans Emmène-moi au bout du monde: « La Poésie, c'est simultanément le Paradis et l'Enfer. L'Union. » Tout comme lui, Foer convoque le métissage des genres pour que cette Union travaille le texte.
            Moderne, par se forme nouvelle, le roman fait également écho aux écrivains, qui, dès le XVIème siècle affichaient une volonté farouche de rivaliser dans leurs oeuvres avec « la multiplicité phénoménale d'un monde chatoyant et divers », pour reprendre la formulation de Didier Souiller [3].
La longueur du roman, la redondance, le caractère jaillissant des fragments insérés, le mouvement crée par les analepses et les prolepse évoquent la figure baroque de la Cornucopie. Il y a toujours risque de débordement, un propension au trop qui est textualisée à la fin du chapitre Une histoire d'amour, 1934- 1941. L'auteur répète sur deux pages:
« Nous écrivons... Nous écrivons... Nous écrivons... Nous écrivons... Nous écrivons... Nous écrivons... Nous écrivons... Nous écrivons... Nous écrivons... »  etc.
            La corne d’abondance narrative devient cor polyphonique. Les niveaux de langue s’y mélangent, les typographies aussi avec la suppression des tirets dans les dialogues.
Cette transgression des règles, ce passage des frontières, cette marqueterie, créent une esthétique de la bigarrure très proche de l'univers baroque. Le langage, loin d'être soumis aux codes d'un genre crée sa propre dynamique, abondante, sans cesse en expansion, en transgression. Il s'agit bien d'un « acte de foi dans le Roman » comme il est écrit dans la Préface, mais dans un roman, lieu de digestion des autres genres. Ecrire ce n'est plus écrire un roman, un poème, un essai, c'est écrire de l'Ecrit, explorer les capacités du langage pour plonger au coeur du mouvement de la vie.
Expression d'une angoisse face à l'éclatement ou célébration de la dispersion, les deux mouvements contradictoires cohabitent sous la plume de l'écrivain.

Saga


            Tout est illuminé peut être envisagé comme une saga. Il s'agit bien de l'histoire d'une même famille, la lignée des Safran, sur plusieurs génération, allant du 18 mars 1791 à 1997. Le lecteur suit donc les aventures de la famille du héros Jonathan Safran Foer sur deux cent six ans. Or, toute la partie retraçant le passé de Trachimbrod, et notamment celle consacrée à Brod est proche à de nombreux endroits de la légende. Comment croire à la survie du Kolkien, après son accident, continuant à évoluer des années durant avec une scie circulaire fichée dans le crâne? Pour que l'illusion romanesque continue, le lecteur doit accepter la dimension légendaire dans son pacte de lecture.
Cette possibilité légendaire introduit de manière très efficace un soupçon par rapport au réel, tout en développant une dimension mythique et poétique très novatrice dans le dire de la Shoah. En se donnant à lire comme une saga, le roman dépasse le dire autobiographique de l'Holocauste, celui de l'écriture-témoignage qu'on pouvait trouver chez Primo Levi. Jonathan Safran Foer est le petit-enfant de celle qui a connu les nazis. La distance que cela a créé dans le temps et dans le vécu est peut-être une explication de cette manière nouvelle d'aborder l'écriture de l'indicible. Eliette Abecassis dans son article intitulé Peut-on parler de la Shoah écrit: « La première façon de parler de la Shoah, la façon la plus évidente peut-être, a été de reconstituer les faits grâce à la science historique. » Dans l'immédiateté de l'horreur, on a observé une faillite de l'art. Impossible de parler, de créer à partir de l'abjection.
E. Abecassis poursuit avec cette question: « Peut-on faire de l'art sur la Shoah? Peut-on écrire un roman, faire un film sur les camps, ou la Shoah est-elle la limite de l'art? » Le terme de « limite » est crucial. Nous allons voir comment, dans Tout est illuminé, l'extermination en masse des juifs se situe à la limite du roman, l'auteur cherchant une pensée possible sur la Shoah qui « parvienne à l'appréhender sans la réduire, en restant toujours dans l'extériorité », pour poursuivre la citation d'Eliette Abecassis. Le noir qui enveloppe Trachimbrod fonctionne d'entrée de jeu comme un facteur d'extériorité, d'opacité. L'évocation par prolepse et analepses furtives également. L'événement n'est pas pris sur le vif, la distance temporelle permet l’extériorité.
            Lorsque cette distance n'est plus possible, lorsque Augustine est amenée à raconter, dans un premier temps la parole achoppe. Dans les pages 276 à 277, le récit de la prise du village par les nazis est chaotique, fragmenté par les interventions du narrateur, les pauses d'Augustine, ses « non » qui sont à lire comme des symptômes de la limite: refus de dire, impossibilité de dire, refus de ce qui a été... Un « non » qui s'oppose au récit, concentre en trois lettres le caractère indicible du Mal absolu. Mais petit à petit, la parole se libère. Elle prend la tournure très neutre du témoignage à la première personne. Le récit, dicible, devient dès-lors impossible à entendre: « Je ne veux pas en entendre plus, dit le héros, et ce fut donc à ce moment que je cessai de traduire. (Jonathan, si tu ne veux toujours pas savoir le reste, ne lis pas ceci. Mais si tu persévères, ne le fais pas par curiosité, ce n'est pas une assez bonne raison.) »  Le danger des mots.
            A cet égard, un second personnage va raconter un épisode de la Seconde Guerre Mondiale, lorsque le grand-père d'Alex va raconter comment il a été obligé de trahir son meilleur ami Herschel, abattu d'une balle dans la tête par un général allemand, et montrer combien les mots sont un matériau pour dire tout en contenant en eux une marge de déformation qui les fait mé-dire. Plus le récit avance, moins la parole se montre capable d'énoncer clairement ce qui s'est passé.

« Il alla à l'homme suivant de la rangée et c'était moi qui est juif demanda-t-il et je sentis la main d'Herschel encore et je sais que sa main disait s'ilteplaîts'ilteplaît Eli s'il te plaît je ne veux pas mourir s'il te plaît ne me montre pas tu sais ce qui va m'arriver si tu me montres ne me montre pas j'ai peur de mourir j'ai si peur de mourir j'aisipeurdemourir j'aisipeurdemourir qui est juif me demanda encore le général... »

L'absence de ponctuation, l'aggrégation des mots entre eux, la confusion des voix rendent paradoxalement ce récit possible en exhibant son impossibilit. Dans le délitement de la voix se donne à entendre tout ce qui ne peut être dit. Parfois ce délitement est tel que le récit se troue de silences figurés par une succession de points de suspension. Seule la parole poétique du Rêve de la fin des mondes peut représenter l'abomination en projetant l'Histoire dans une dimension légendaire qui distancie l'abjection. Ce dont il est question est au-delà, et le récit a seulement pour rôle de donner vie à cette limite.

Trou noir



            Dès les premières pages, lorsque le père d'Alex explique en quoi va consister le voyage avec Jonathan, l'identité juive du héros est révélée. Elle l'est en relation avec la Seconde Guerre Mondiale puisque Jonathan veut retrouver celle qui a sauvé son grand-père des nazis. La figure de la Shoah, si elle n'est pas clairement évoquée, est néanmoins sous-jacente. L'équipage, en se lançant à la recherche de Trachimbrod, poursuit donc ce qui s'est passé lors de la guerre. Avant le voyage, les trois Ukrainiens conjecturent que ce sera simple: " "Où est la ville?" demandai-je. "Le nom de la ville est Trachimbrod." "Trachimbrod?" demanda mon grand-père. "C'est à cinquante kilomètre de Loutsk, dit mon père. Il possède une carte et est très optimiste des coordonnées. Cela devrait être simple." " Bien entendu, la suite du roman va démentir cette conjecture. Une curieuse alchimie va s'opérer. Dans un effet de superposition, le village de Trachimbrod va incarner ce qui s'est passé pendant la Seconde Guerre Mondiale. L'équipage, dans le périmètre de cinquante kilomètres autour de Loutsk va tourner en rond, sans parvenir à trouver Trachimbrod, belle métaphore de la difficulté à circonscrire ce moment de l'Histoire. Trachimbrod hante le roman comme un au-delà. Au-delà du temps, de l'espace et du dire. Comme une absence. Lorsque l'équipage interroge les habitants de la région pour qu'ils les guident, l'évocation de Trachimbrod suscite un malaise. Le village aurait disparu, n'existerait pas... Et l'équipage de continuer à silloner la région, et le texte à s'écrire à la périphérie du dire de l'Horreur. Le voyage et le texte s'articulent autour d'un trou noir. Il aspire en même temps qu'il ne se donne pas à voir. Mouvement d'aimantation textualisé par les prolepses (dans les analepses du récit légendaire de Trachimbrod) qui évoquent l'attaque nazie, comme celle du premier obus tombé sur le village à la page 254. L'architecture du roman se construit autour de ce trou noir. Le narrateur dit, à propos de son grand-père, qu'"il savait que l'origine d'une histoire est toujours une absence ". Dans Tout est illuminé, c'est Trachimbrod. Car même lorsque l'équipage est conduit sur les lieux par celle qu'ils pensent être Augustine, le village ne se donne pas à voir. Il fait noir. La femme explique: "C'est toujours comme ça, il fait toujours noir." L'opacité de l'Histoire est réifiée par ce noir permanent. Seule la parole peut, et encore avec difficulté, percer l'épaisseur de ce noir. Le récit de celle qui n'est pas Augustine va alors péniblement remplir ce vide ou percer cette épaisseur. La parole résiste. Le grand-père relance sans-arrêt la femme pour qui le silence est à la fois un refuge et le meilleur moyen de ne pas déformer ce qui s'est réellement passé. Elle se heurte, tout comme l'auteur à l'indicible. Ce trou noir qui aspire le récit, dans lequel le passé et le présent se rejoignent, mais à partir duquel ils sont aussi éclatés, ce noyau dur de l'histoire et de l'Histoire incarne la Shoah.
            Comment la parole peut prendre en charge le récit de l'Horreur sans faillir, telle est l'enjeu auquel se confronte Jonathan Safran Foer. Dans une interview qu'il a accordée au magazine Lire, il explique le rapport que peut entretenir l'écriture avec cette figure du trou. Ayant lui-même entreprit à dix-neuf ans en Ukraine le voyage à la recherche de celle qui sauva son grand-père de la barbarie nazie, il ne la trouva point. «Je n'aurais pas écrit le livre, explique Foer. En ce sens que j'avais découvert un trou en Europe de l'Est et que raconter ce qui s'est passé n'a été que l'effort de remplir ce trou, plutôt de créer quelque chose de neuf. J'y ai poussé des mots pour le combler, je les y ai plantés. C'est la déception qui m'a, en partie, poussé à écrire.»


             RIRE

            La polémique fut vive à la sortie de La vie est belle, le film de Roberto Benini. Ses détracteurs s'indignaient que l'on puisse introduire le rire dans l'évocation de l'extermination des juifs. Mais en littérature la question n'est pas « Doit-on » ou « Peut-on rire de... » mais plutôt, « Quelle est la fonction du rire face à un tel sujet? ». Quelle est donc la fonction des éléments comiques dans Tout est illuminé.
La caractère grotesque de certains personnages, le langage d'Alex, contiennent en eux une puissance comique. Notamment lorsque le naïf Alex, traducteur maladroit, s’invite dans le récit avec son pidgin d’où proviennent d’inconvenantes expressions drôlatiques. « Je m’aplatis pour ceci » est une formule d’excuses banale. « manufacturer des RRR » équivaut à ronfler, et à l’arrivée du héros il se « morfond de lambiner » quand le train est « dilatoire ». Les correspondances avec l’auteur sont également savoureuses : « c’est un honneur mammouth pour moi d’écrire pour un écrivain, surtout quand il est un écrivain américain, comme Ernest Hemingway ou toi ».
Foer désamorce le réel par des répliques dignes d'un sketch: «Les Eskimos ont quatre cents mots pour neige et les Juifs quatre cents pour schmock (crétin en yiddish).» 
La légitimité de cette dimension grotesque est à lire à la page 87, lorsque Alex, à propos de question de traduction, mentionne que pour Jonathan, la narration d'un sujet grave ne peut-être faite que par le biais de l'humour: « Merci de m'informer que c'est chier des briques » et aussi « quel bol il a ». C'est très utile pour moi de connaître les expressions correctes. C'est nécessaire. Je sais que tu m'as demandé de ne pas altérer les fautes parce qu'elles font humoristiques, et qu'humoristique est la seule véridique façon de raconter une histoire triste [...] »
Le rire est donc la réponse la plus aberrante mais la plus spontanée à l'absurdité de la douleur, de l'horreur car il se situe dans la contiguité entre la farce et la tragédie.

LABYRINTHE


            A la fin du roman, dans le chapitre La méticulosité de la mémoire, 1941, au coeur même d'une réflexion douloureuse sur le travail du souvenir et de l'oubli, en rapport avec l'histoire juive de la seconde guerre mondiale, on trouve une métaphore du roman: le labyrinthe.
La guerre approchant, les villageois de Trachimbrod sont comparés au fou Sofiowska « entortillé de ficelles blanches, se servant de la mémoire pour se rappeler la mémoire, prisonnier d'un ordre du souvenir, luttant en vain pour se rappeler un début ou une fin. » Tels les villageois, l'auteur s'est plongé dans cette quête impossible du souvenir, impossible car «  le souvenir était censé remplir le temps mais faisait du temps un trou à remplir ». 
On se rappelle que Jonathan Safran Foer a lui-même effectué le voyage de son héros éponyme. En pure perte. Dès lors, le roman sera le labyrinthe qui symbolise cette quête obstruée des origines, du sens de l'Histoire et de l'histoire. Si les villageois « dressèrent des graphiques (qui étaient eux-mêmes des souvenirs d'arbres généalogiques) pour tenter d'ordonner leurs souvenirs », s'ils « essayèrent de remonter le fil, comme Thésée, pour sortir du labyrinthe, mais ne parvinrent qu'à s'enfoncer plus profond, plus loin », ils entraînent du même coup le lecteur dans cette quête de sens erratique. La figure du dédale symbolise la perte de repère universel et trouve comme origine la Shoah. Dès lors, les personnages, l'auteur, son double, le lecteur, sont autant d'individus en quête de sens tentant de « relier les événements [...] en un récit cohérent, quelque chose de compréhensible, doté d'une imagerie ordonnée, de l'intelligibilité du symbolisme. » L'incertitude devient alors le principe architectural du roman.

ROMAN LABORATOIRE


            Dans la lettre datée du 20 juillet 1997 qu'Alexandre Perchov adresse en tant que traducteur à Jonathan Safran Foer, l'écrivain, on peut lire: « Tu dois savoir que j'ai accompli les corrections que tu demandais. Je m'excuse pour la dernière ligne au sujet de comment tu es un juif trop gâté. Elle a été changée et est maintenant écrite, « je ne veux pas conduire pendant dix heures jusqu'à une ville affreuse pour m'occuper d'un juif gâté » ». Or, cette phrase renvoie précisément à la fin du premier chapitre, se terminant par un discours direct du grand-père rechignant à conduire Jonathan Safran Foer à Trachimbrod et claironnant « je ne veux pas conduire pendant dix heures jusqu'à une ville affreuse pour m'occuper d'un juif trop gâté ». Le traducteur informe donc à première vue l'écrivain de la correction qu'il a apportée à sa demande. C'est drôle: il a simplement supprimé l'adverbe « trop », ce qui n'atténue pas le caractère quelque peu xénophobe du discours du grand-père sur lequel devait justement reposer le mécontentement de l'écrivain.
Mais ce renvoi est loin d'avoir seulement pour fonction d'exhiber la naïveté d'Alex en tant que traducteur. Il est une clef de lecture des niveaux narratifs du roman. On comprend alors que la narration 1, qui se donnait à lire comme une fiction, est en fait l'épreuve de la traduction du roman qu'Alex écrit et qu'Alex est censé traduire. On commence à s'y perdre. Le feuilletement des niveaux narratifs amorce son travail du texte.
Les lettres sont donc des lieux de réflexion sur le roman que Jonathan est en train d'écrire. Roman qui nous est précisément donné à lire dans les chapitres de la fiction 1. Les sections épistolaires fonctionent donc comme un laboratoire dans lequel le roman s'observe en train de s'élaborer. Ce processus métalinguistique est très moderne. Ce sont autant d'occasions de poser des questions d'ordre littéraire. Alex demande à Jonathan: « J'ai une petite requête sur cette section qui est: sais-tu que beaucoup de noms que tu exploites ne sont pas des noms véridiques pour Ukraine? Yankel est un nom que j'ai entendu et aussi Hannah, mais le reste sont très étranges. Les inventas-tu? Il y avait beaucoup de mésaventures comme ça, je te l'informe. Es-tu là un écrivain humoristique ou mal informé? » Dans cette interpellation facétieuse de l'écrivain Jonathan, double de l'auteur du roman, on lit la liberté de celui qui écrit vis à vis d'un réalisme, d'une vraisemblance historique. Dans la lettre datée du 12 décembre 1997 Alex s'en inquiète: "Nous nous montrons très nomades avec la vérité, oui? [...] Penses-tu que ceci est acceptable quand nous écrivons au sujet de choses qui arrivèrent" Et le questionnement sur l'invention et la fidélité au réel se poursuit. Alex est l'ingénu. Il signe d'ailleurs « Ingénument, Alexandre ». Il véhicule la vulgate, mise à mal dans ce roman peu conventionnel, mais pose insidieusement les questions qui font mouche et sont des grands questionnements littéraires: la vraisemblance, les possibles narratifs, et maints autres thèmes qui introduisent dans le roman une théorisation. L'auteur en même temps qu'il écrit son roman intègre  dans un procédé très moderne les esquisses de ce dernier. Ce procédé est flagrant lorsqu'il met en abyme à la page 241 des notes censées servir de brouillon au roman, dans une typographie qui distingue le passage du reste du récit. On retrouvera ce même passage, corrigé et intégré au récit, à la fin du roman, dans la lettre que le grand-père adresse à Jonathan avant de se suicider. Grâce au procédé censé dévoiler le mécanisme de création du roman, l'auteur introduit une dimension métalinguistique. Mais ne nous y trompons pas: cet effet de roman-laboratoire est parfaitement maîtrisé. Chaque brouillon, chaque commentaire sont en fait intégré à, font partie intégrante de la narration: ils construisent l'illusion d'un roman qui s'observe en train de s'écrire.


Et le lecteur dans tout ça?


            « Alexi-arrête-de-me-morfondre », voilà le surnom donné par sa mère à Alexandre Perchov. Pourquoi? Parce qu'il ne cesse de « disséminer les numéraires » autrement dit de dilapider les kopecks, ce qui la met dans une situation désagréable. Face à l'esthétique de l'excès, de la prolifération lorsque l'auteur dépense figures et effets narratifs, le lecteur pourrait de-même surnommer l'auteur, « Jonathan-arrête-de-me-morfondre ». Car il y a bien là une mise à mal de ses capacités synthétiques de lecture. Lui aussi, face à la dépense narrative se retrouve dans une posture délicate, « morfondu » par l'auteur qui a savamment mesuré dans son roman la limite entre facteur d'explosion de la narration et cohérence de l'ensemble. Si le trop menace l'histoire d'éclatement, l'auteur a semé des indices suffisamment lisibles pour que le lecteur pressente une cohérence. Y accéder  nécessite de sa part un effort. Lui seul par l'acte de lecture qui devient concrétement « acte de recréation du sens » peut faire advenir le sens. Cette métaphore désormais consacrée du lecteur comme « recréateur du sens » se double ici de la notion d'effort. Pour que le tout s'illumine, il doit adopter une lecture active. S'arrêter, revenir en arrière, s'interroger, chercher les connexions, tel est son rôle. S'il ne se prête pas au jeu de piste auquel le convie l'auteur, le roman ne s'éclaire pas. On pourrait même y deviner comme une profession de foi de la lecture comme effort. Les commentaires sur l'écriture que fait Alex en tant que  traducteur à l'auteur, peuvent se lire comme des indications métalinguistiques allant dans ce sens. Alex, double du lecteur, réagit dans ses lettres à ce que le lecteur vient également de lire. C'est ainsi que dans sa lettre datée du 17 novembre 1997, il écrit: « Tu seras heureux de savoir que j'ai procédé, suspendant ma tentation de jeter ton écriture dans les ordures, et que tout est devenu illuminé ». C'est là la seule mention du titre dans le livre. A cet égard, elle semble particulièrement à même de fonctionner comme une clef de lecture. Tout est illuminé est ce que Umberto Ecco appelle un roman-seuil. Le lecteur doit se dépenser pour arriver jusqu'au bout, franchir des seuils, produire des efforts. Cette lecture en creux du rôle actif du lecteur le place comme l'autre créateur du texte. L'auteur et le lecteur, un duo trouble, tout comme Alex et Jonathan. Impossible de se débarrasser de cette figure envahissante de l’autre.


            Jonathan Safran Foer signe avec Tout est illuminé un premier roman ambitieux. Sa sophistication narrative, sa liberté de création, créent une poétique très moderne, parfois déroutante dans le dire de la Shoah.  On retrouve comme chez  les grands auteurs du XVIème, une dimension métaphysique, un univers cosmologique, une Cornucopie, univers dans lequel tout peut s'inverser, le pidgin incompréhensible du narrateur devenant poésie, l'absolue abjection matière à rire. Autant de signes manifestant l'aisance de l'auteur à brouiller les pistes, à jouer sur les clichés, à les détourner, pour mettre en scène un univers fantasmagorique. Au centre de ce dernier il y  a un trou noir à la périphérie duquel le roman s'écrit. C'est la mémoire de l'extermination des Juifs lors de la Seconde Guerre Mondiale. La disparition sur la carte du village de Trachimbrod. Mais dans un fantasme d'écriture totale, Foer circonscrit en creux le souvenir indicible de la Shoah. Virevoltent autour de cette absence qui préfigure le Mal absolu, la mythologie, le rêve, les élucubration de rabbins kabbalistiques, les fureurs érotiques, les farces, un road-movie initiatique, les grandes interrogations spirituelles et religieuses... autant d'audaces qui font de ce roman un OVNI littéraire. Au lecteur de savoir jouer.


[1] "Analespses complétives, ou renvoi, comprend les segments rétrospéctifs qui viennent combler après coup une lacune antérieure du récit, lequel s'organise ainsi par omissions provisoires et réparations plus ou moins tardive..." Genette in Figure III, "Ordre" page 92.
[2]Idem.
[3]article intitulé "Baroque et théâtralité", in Théâtralité des genres littéraires, page 83.

1 commentaire:

  1. Thanks for finally talking about > "Tout est illumin� de Jonathan Safran Foer, entre Trou noir et Cornucopie" < Liked it!

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