mardi 4 novembre 2014

Dents d'Or


Transsibérien © Laurine Roux
            Moscou. Nous attendons à la gare Kazanskii Vogzal,  quai 2, il est 12h50.

Le billet indique que nous devons monter dans la voiture 8. Pour y parvenir, va falloir faire la queue. Encore. Tout prend du temps ici. Et c'est pas prêt de s’arrêter; trois jours de train pour arriver à Krasnoyarsk.

J’observe la file d’attente. 

Qui, de la babouchka au bonnet vert, le visage fripé, les plis plein d’histoires et la valise de pelotes de laine, du groupe de jeunes appelés, cheveu rasé, haleine traînante de vodka et gestes brusques, de ce couple usé, accompagné de cet enfant dont les épaules plient, omoplates de chauve-souris ; qui d’eux, de lui, d’elle, parmi ces visages slaves, ovale blanchâtre à crémeux, pas une couleur de plus, qui, parmi ces Visages-Pâles, va partager l’intimité de ce voyage ?

Comme on met du lait dans sa vodka, douceur et amertume du russe blanc, le désir se dilue dans la crainte.
Trois jours de train.
Autant de minutes étirées en heures, suffisamment de temps pour livrer son corps à l’autre, dans l’exiguïté du compartiment. D’habitude, le corps, on le donne à ceux qu’on aime. Pour eux le visage endormi, les frôlements de jambe, parfois d’épaule ou même de fesses. A eux seul, la position fœtale, toujours du côté droit. Rien qu’à eux le sommeil, rémission de la journée, où l’on s’entend respirer,  où tout s’avachit, et dieu sait qu'il en faut de l'amour pour supporter autant de relâchement, bouche ouverte qui flop-flope et que je bave un peu sur l’oreiller, alors oui, décidément, pas de quoi trépigner.

A nous l’intimité du compartiment. Le Compartiment, ça porte mal son nom. On pourrait croire à un caisson, une subdivision du wagon qui va cloisonner, protéger de l’autre, de l'extérieur. Que dalle.  Dedans, c’est bruit de bouche et mastication à tout va, que je brûle les étapes, comme on baiserait avant de dire bonjour.
Et puis, pourquoi pas...

Nous, on va peut-être pas baiser tout de suite. La babouchka, je suis pas sûre qu’elle ait prévu les capotes, elle a juste des magasines qui dépasse de son cabas. Les militaires, c’est moins évident, et puis tu sais, je préfère pas savoir. On va juste partager les kilomètres, histoire de s'user en même temps, comme si on avait déjà baisé et qu'il ne restait plus qu'à vieillir côte à côte.

Allez, c’est cadeau, on pourra regarder par le trou de la serrure sans se faire taper sur les doigts. Pour une fois réaliser le vieux fantasme de la promenade, quand tu marches dans les rues le soir, et que tu regardes les fenêtres éclairées. Derrière le rideau, y a quoi ? Un homme, une femme, peut-être des enfants qui courent autour de la table en riant, en criant, y en a même un qui se casse la gueule, la mère a ciré le parquet, l'autre rigole, le chien aboie. Peut-être qu'il n'y a pas d'enfant, seulement le chien qui aboie, pour remplacer les gamins,  ou juste un poisson rouge, parce que la vieille n’a plus la force de sortir le chien, qui est mort de toute manière, qu’elle s’en est jamais remise, pour ça justement qu’elle a choisi un poisson, on s’attache moins, y a juste à tirer la chasse à la fin.

La machine est lancée.

Les odeurs, maintenant.
Intérieur bourgeois, vapeurs de bougies et d’encaustique, ça molletonne derrière les rideaux de velours, allées haussmanniennes. Plus loin, du côté des bas quartiers, ça sent la cuisine sans hotte, oignons frits et patates bouillies qui gouttent sur les fenêtres. Mets pas tes mains sur les vitres, putain, c’est pas toi qui nettoies! Ah, tu me dessines un cœur, chéri, mignon mon mignon tout mignon. Mais oui mon Doudou, tu peux écrire ton nom, je nettoierai…  Ça, tu peux l'entendre boulevard Haussmann également; il ratisse large le pédopsychiatre.

On entend des voix, là, tout près.
Tends l’oreille, tu verras. Quoi, ça chuchote? Ah, approche toi, vieux pervers, c'est peut-être des amants, qui se cuissent, se jambent et s’annexent dans les draps. Pourquoi tu fais cette tête, t'es déçu? Ce sera sans doute un simple complot de frère et sœur, sous les couvertures… 
Parfois éclate un rire, jamais de pleurs. Les larmes ne traversent pas les murs.

Pas besoin de jumelles, on sait qu'il y a des vêtements jetés sur une chaise. Ils se sont mis à l'aise dedans, pas de spectacle, on peut avoir la cerne et le cheveu gras.

Mais ici, dans le compartiment-couchette, aucun mur ni serrure: à toi la crudité du temps qui passe et des bruits de bouche; la fenêtre est grand ouverte. Pas mieux que ces lendemains d'aventure, quand le jour dévoile brutalement les corps et qu'il sonne bizarre le un sucre ou deux? Foutus réveils où l'on se sent encore plus à poil. 

Voilà. J’appréhende un peu, donc.

On monte.
Comme dans une maison bien tenue pour un premier rendez-vous, des rideaux en dentelle sont accrochés aux fenêtres. Mon cœur bat en cherchant nos couchettes.

            Les couchettes, quand on y pense, c'est des petites couches, on sent qu'il pourrait s'y passer des choses, des petites coucheries par exemple. C’est d'ailleurs une sorte de coucherie qui va avoir lieu bientôt, voiture 8. On y partagera les corps, la toilette, les matins, bâillement et mauvaise haleine, pas moins déboutonné qu’un pelotage dans des toilettes de bar. 

J'appréhende un peu, tu comprends.
Bon, faut pas exagérer, trois petites nuisettes, ça va pas nous tuer, c'est léger une nuisette, souvent en satin. Et puis il y aura La Provenitza, qui surveillera tout ça du coin de l’œil, comme une Mère Supérieure, en faisant semblant de s'occuper du samovar. 

Vodka pousse la porte du compartiment. Il est déjà là, assis. Pour l’instant, il ne sourit pas et hoche la tête. 

Plus tard, quand les bagages auront été défaits comme les langues, il dévoilera une rangée de dents en or.

Dents d’Or.

Notre premier compagnon de fortune, ou d’infortune, va savoir. L’or, ça brille, alors disons que c’est un signe de fortune. De chance, rien n’est moins sûr. 

Pour les autres épisodes , c'est ici:
  1. Prologue
  2. Moscou, cathédrale Basile-le-Bienheureux.
  3. Danse macabre sur la Revolioutsii Plodstadt
  4. Avant je croyais que le Jet Lag c'était un nom de cocktail
  5. Krasnoyarsk blues
  6. Le chamane et le Sergent Hartman



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