dimanche 26 juillet 2015

Ce qui reste


Juan avait étudié la géographie avant de devenir scaphandrier. Il avait juste renversé le sablier. Après avoir écumé la géologie des montagnes, il scrutait désormais le fond des océans. 

                 Juan est le frère de la petite fille. Il est né au pied de la chaîne des Alpes puis a grandi sur le bateau du Capitaine et l’on retrouve cette double ascendance, héritée de la transparence des glaciers, mélangée à l’indigo des océans dans le bleu de ses yeux qui dessine deux billes topaze, aussi dures que le roc et douces que l’eau, qu’on pourrait même croire tombées du ciel, lui qui s’accouple aussi bien avec la terre que la mer. 

                 Deux yeux céruléens. Petits mondes, entre profondeur et légèreté, banquise et rhum-curaçao.

                 Voilà l’image la plus éloquente que la petite fille pourrait retenir de Juan, s’il ne fallait retenir qu’une chose. 

                 D’ailleurs, qu’est-ce qui reste ? Qu’est-ce qui restera après nous ?

                 Lancinante question. 

                 La petite fille y songe, un peu inquiète, en regardant par la fenêtre. 

                 La falaise de Céüse se dresse, là-bas, à quelques kilomètres au nord-ouest, et la roche jurassique lui rit au nez, comme une rangée de dent en émail incassable lui jetterait au visage qu’elle a connu l’ère des reptiles, l’extinction du Crétacé et celle des dinosaures, qu’ils sont morts sous ses yeux impassibles, et qu’il y a deux cent millions d’années, il n’y avait même pas l’ombre d’une ébauche d’humain, et que même après le premier cri de Toumaï, suivi de celui d’ô combien de générations, elle ne voit toujours pas bien la différence entre le vagissement de l’australopithèque et celui des autres, misérable cavalerie s’éreintant à ériger des empires de sable que la moindre tempête balaye comme poussière au soleil, si bien qu’elle a pris le parti de ne plus regarder en bas, lassée de  tant de ridicule, de ces matamores aux soifs d’infini qui meurent, siècle après siècle, de vouloir gravir des monts toujours plus haut, et qu’elle est fatiguée, à l’ombre de l’éternité, de tant d’infatuation, elle que le vent, la pluie et les avalanches ne réussissent pas à faire plier, bien au contraire, car ils l’érigent de plus belle, encore plus nue et drue, tandis que la vie elle-même suffit à terrasser les hommes, comme elle viendra à bout de la petite fille,  dont les dents, dans quelques siècles, seront étudiées par les humanoïdes à venir, ainsi qu’on date au carbone quatorze les mâchoires des hommes-singes, et à l’idée de cette poignée de caries aux mains du futur, le cœur de la gamine se serre, et dieu qu’elle se sent petite, tout en percevant, au fond de son ventre, un petit cognement devenant de plus en plus grand, comme une voix lointaine se propageant en cri de révolte, lui intimant de ne pas plier, car elle sait que l’homme n’est pas toujours qu’un homme, qu’il sait, lui aussi être grand, parfois même immense, et si elle ne met pas de majuscule à l'homme, c’est pour ne pas tomber dans la grandiloquence,  car il s’agit là d’un tout autre éclat, loin des lauriers de César, qu'il faut chercher  dans ce qu’il y a de moins infatué, de plus droit et calcaire, plus pur et limpide, débarrassé de sédiments, quand l’homme sait être l’égal de la montagne, en humble éclat de roche.

                 Et ce n’est pas rien, de grandir face aux montagnes. De soutenir leur démesure chaque matin. La petite fille en sait quelque chose, qui s’est réveillée jusqu’à ses dix-huit ans face au Pic de Bure et se lève maintenant à côté de Céüse. 

                  Il y a là comme un défi de l’homme face à la pierre. 

                 You talkin' to me? You talkin' to me? You talkin' to me? 

                 La voix de De Niro devient de plus en plus coupante. Silex.

                  Then who the hell else are you talkin' to? You talkin' to me? Well I'm the only one here. Who the fuck do you think you're talking to?    
     
                 Et son nez de travers fait peur comme la face tranchante des dolomites, plus aiguë qu’un couteau.
                 Relief karstique de son grain de beauté. 

                 Ici, les gamins jouent à la guerre avec ces titans de pierre. Ce ne sont pas des régions hospitalières. Il faut s’y coltiner un hiver pour comprendre. En-dessous de dix, n’espérez pas ouvrir la bouche par ici. Au-delà de vingt, les vieux vous estimeront à peine digne d’écouter. Et quand vous serez tout calcifié, la peau en canyon, le cheveu neigeux et la langue sèche comme caillou, alors seulement viendra le temps de la parole, qu'on veillera à garder économe, avec ses syntaxes de silence. Vous n’aurez certainement plus grand-chose à dire. Ce sera bientôt la fin, comme on arrive au sommet d'une montagne. 

                 En haut, vous n’aurez plus qu’à énoncer ce qui reste.

                 Mémé Pilote était arrivée à cet âge.  

                 Une des seules à rester de son siècle. Une roche-mère qui contemplait avec satisfaction les crêtes et les à-pic dégagés par les éboulements autour d’elle. C’est ainsi que les montagnes s’élargissent. Par érosion. Travail du temps qui fait émerger de nouvelles formes. 

Ainsi s’était créée la famille Pilote, avec Mémé au sommet.

                 Un soir de Noël, elle avait tiré la manche de la petite fille. La vieille avait un sourire en coin. Elle avait désigné la tablée à la gamine et hoché la tête. 

-       Tu vois, je peux partir maintenant. 

                 Car il y avait la grande table en noyer et autour, dégagés de toutes les boues de la vie, des alluvions de cette chienne de vie aurait-elle dû dire, mais elle faisait plus éloquemment claquer sa langue en signe de dégoût– travail à treize ans, enfants pendant la guerre, cancer de Pépé Pilote, hivers sans lui, le bois à couper derrière la maison, la hache encore levée à quatre vingt quinze ans- il y avait autour de la table, comme cheminées de fée en cercle, ses trois enfants, son gendre et sa belle-fille, ses sept petits-enfants, leurs moitiés respectives, et,  pierres précieuses parmi les pierres précieuses, ses six arrière-petits-enfants. 

                 La petite fille avait serré le bras de sa grand-mère, et de la pierre contre la pierre était née la chaleur, comme seuls les gens qui ont le secret du feu savent à quel point les roches sont vivantes. Sans un mot, le menhir s’était penché au-dessus du caillou pour lui enseigner un peu du mystère des existences placides et chaleureuses, comme ces montagnes débonnaires, malgré les hivers froids de la vie.

                 De l’autre côté de la table, Juan les regardait affectueusement, et dans ses yeux le bleu était bien plus ardent que celui des coulées calcaires de Céüse, bien plus vaste et tendre, à la fois marin et minéral, de celui des rois aux couronnes d’algue et de nuage.
                       




Pour les autres épisodes, c'est ici:
ALM/LAM/ MLA                           


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire