mardi 18 novembre 2014

La petite fille et le cow boy




© Jorn Tomter
Depuis hier soir, la pluie lessive les champs et les arbres, les montagnes ont disparu, enfumées par le brouillard. Il fait froid. 

Pour chauffer la maison, nous ne disposons que de bois, geste ancestral qui s’accommode mal avec les exigences de la vie moderne. Le feu, c’est précieux, comme l’amour et les lames de couteau, ça s’entretient, vieux comme le monde. 

Mais là, faut partir, aller travailler, descendre dans la vallée et laisser le foyer s’éteindre, la maison en proie au vent, assaut de gouttes glacées, bourrasque hivernale. Ça s’engouffre dans les trous, putains de loirs qui percent la toiture, mauvais courant d’air qui serpente sous les portes, et je te parle pas des bardeaux mal jointés. De quoi maudire les anciens propriétaires, une belle paire de cinglés qui ont tout laissé se déglinguer. Mais y a plus urgent, elle te remet à ta place la nature. En deux coups de vent elle te rappelle à l’ordre : ici c’est moi qui tempête. 

Parce qu’en moins de deux, t’as perdu dix degrés. Alors t’as intérêt à retrousser tes manches et rabattre ton caquet. Si tu veux, je t’invite, pour comprendre. Ici, ton maître, c’est le froid. Mauvais seigneur, il te fouette. Va couper du bois, récolter des brindilles. Schnell übler Faulenzer. Range les mieux que ça, tes bûches, elles vont à vau l’eau. Pose-les sur une palette, et plus vite que ça. Quoi ? Y a pas de palette? Tant pis pour toi. Tu verras quand il pleuvra, mauvais ricanement. 

Toi, tu n’y a pas pensé, aux eaux de ruissellement. A ce petit troupeau de rigoles orangées qui vont dévaler les pentes et les ravines, joyeuse cavalcade qui viendra taper à ta maison, adossée à la colline, elles viendront à pied, elles taperont pas, même si la maison n’est pas bleue, juste adossée à la colline. Le froid, lui, il le sait. Il attend en ricanant, les mains dans les poches, que l’automne rapplique pour te rappeler à son bon souvenir.

Ça tarde pas.  

Depuis hier soir, la pluie lessive les champs et les arbres, les montagnes ont disparu, enfumées par le brouillard. Il fait froid et on n’avait pas pensé aux palettes. Va allumer un feu avec des bûches gorgées d’eau... 

Reste plus qu’à méditer, à l’abri sous les couvertures. 

Pas de chaudière ni de convecteurs qui te cajolent l’atmosphère. Ici, tu nourris ta cheminée ou t’as froid. Pire qu’un nourrisson, elle a toujours faim, La-Grande-Gloutonne. Alors faut du bois. Pas du Douglas dégueulasse qui t’encrasse les conduits. Ça déguste du solide, une cheminée. Les chênes de l’allée, elle les aime bien par exemple. Elle ronronne quand tu les enfournes, qu’elle te les lèche avec sa langue de feu, jusqu’à les fourrer jusqu’au trognon qu’elle en crève d’amour, la bûche, cramoisie de désir. 

Le feu, c’est de la baise vorace. 

Sans lui, c’est le froid et ses petites morts : rhumes, bronchites, ribambelle de glaviots et de renifle. Pour toi, passe encore, mais y a les enfants, longues nuits au chevet, veillées d’inquiétude, non merci, je passe mon tour. 

Alors tu te lèves, la nuit, pour lui donner à bouffer. A midi, tu reviens, une béquée pour maman, une pour papa, et rebelote au goûter, avant d'aller chercher la petite à l’école. Tu composes avec son appétit, toujours constant. Une bouche en plus à nourrir, en quelque sorte, immense surtout, invitée pas commode. 

Tu penses aux bergers grecs. T’aurais bien envie de te promener comme eux, avec ta férule, la braise toujours allumée au cœur de la moelle, prête à dégainer. Sinon, t’aimerais bien avoir le 06 de Prométhée. Dis, tu l’aurais pas par hasard? Il répond pas? Attends, j'essaye. Mais oui, c'est vrai, y a cette histoire d'aigle et de rocher. Pas facile de répondre, correspondant indisponible.

Alors tu penses aux grottes préhistoriques, à ces femmes qui gardaient le feu, qu’elles l’auraient mis dans des coffres-forts s’il y avait eu des banques. Tu penses aux indiens de Patagonie, à leurs voyages en pirogue, jamais sans un foyer, dévotement entretenu, sur son lit d’argile. Tu préfères pas penser à ce pauvre gars, vieux de cinq mille ans, qu’on a retrouvé dans les Alpes autrichiennes, recroquevillé sur son écorce de bouleau, quelques feuilles d’érables et trois tisons dedans. Salut l’australopithèque, on peut dire que t’es sacrément refroidi. Pour finir, tu penses au bouton on et off des convecteurs électriques, c’est ça le progrès, parfois c’est vachement bien, quand tu rentres et que t’as pas forcément envie de sortir la hache. 

Mais déjà tu réalises ta chance, tu goûtes aux petits progrès. Le briquet, les allumettes. Pas besoin de frotter deux bouts de bois comme un australopithèque. Enfin, je dis australopithèque parce que ça sonne bien, j’entends déjà les vétilleux ronchonner. Les premières traces de domestication du feu ont été retrouvées en Chine, il y a plus de 400 000 ans. Sales pinailleurs. Mais voilà, les Sinanthropes, ça parle moins, allez savoir pourquoi. 

Je reviens aux allumettes, petite fille, à leur odeur de soufre, haleine de cow-boy. Lui, il la gratte contre sa cuisse, l’allumette, parfois aussi, la petite-fille. Que la lumière soit et la lumière fut, beau comme un coup de foudre.

La petite fille et le cow-boy. 

Ça ferait un joli titre. C’est d’ailleurs celui que je vais donner à ce texte. Si, il y a un rapport, vous allez voir. 

Parce qu’après, devant la cheminée, un peu ivre de chaleur, je me mets à rêvasser. Et si on bazardait les voitures, chéri, un âne et un cheval, une crèche et des enfants! Faudra juste prévoir la férule...

Il m’écoute en souriant, mâchonnant une chips comme un cow-boy mâchouille son brin d’herbe.

On recommencerait tout depuis le début. Bethléem, les grottes de Tautavel, allez, les Sinanthropes puisque ça fait plaisir aux ronchons… On grimperait dans les chênes comme des singes, avant de les couper... 

Le feu crépite, la petite fille s'enflamme.

Alors le cow-boy lui caresse la tête et lui rappelle que c’est pas elle qui coupe le bois. OK gamine ? 

La nuit tombe, il commence à faire noir. 

Je me lève et me dirige vers l’interrupteur. Que la lumière soit et la lumière fut.
Merci Edison.

            La petite-fille, sale merdeuse, elle aime pas le froid ni le noir. Elle aime juste jouer à la peur, dans sa cabane dorée, raccordée à l’électricité. 




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ALM/LAM/ MLA                           
Songe d'une nuit d'été

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