mercredi 26 novembre 2014

A chemin battu ne croît point d’herbe.



Pour venir chez nous, pas la peine d’y aller par quatre chemins, il n’y en a qu’un.


Certes difficile, à cause des trous et des cabosses, la faute à la pente, la faute à la montagne, la faute à la tectonique des plaques, si vous tenez à remonter jusqu’au Mézoïque, mais on va pas grimper si haut puisqu’il est question de descendre chez nous.


Difficile, donc, le chemin, mais pas compliqué puisqu’il a le  mérite d’être seul, comme un fils unique qui casse ses jouets, déjà deux roues esquintées en quatre mois - le garagiste a dit Les anciens propriétaires y ont laissé trois voitures… Il a fait un geste vague. On n’a pas su s’il voulait parler de leur conduite ou du mauvais état de la piste. Son petit sourire laissait peu de doute : la connerie était déjà faite, demi-tour impossible. On était passé devant le notaire, maintenant fallait assumer les cocos. 


Ca m’a rappelé U Turn avec Sean Penn, dans le rôle de Bobby. Détail intéressant, le film a pour sous titre Ici commence l’enfer.  Pour ceux qui connaîtraient pas : Bobby est coincé au milieu du désert, aux mains d'une salope à gros seins du nom de Grace, jouée par Jennifer Lopez. Le spectateur jubile, il sent bien que derrière les gros seins y a un paquet d’emmerdes.  Comme lui, le garagiste se marre. Il rit, du cambouis plein les dents, de  nous voir au milieu de nulle part, un paquet d’emmerdements sur les bras. Le malheur des uns fait jouir les autres, c’est bien connu. Vous chantiez, vous chantiez, et bien dansez maintenant, nous jettent au visage ses incisives noires.

Les cigales, c’est nous : le cow boy et la petite fille. 

Le jour où on a vu l’annonce, on a appelé, pris la bagnole, et roulé jusqu’au chemin, excités comme des puces ou des puceaux devant une vitrine de lingerie, c'est selon, je vous laisse le choix. Et puis on a descendu, descendu et glou et glouglouglou, comme la pluie dévale aujourd’hui la pente, à l’heure où j’écris, venant cogner contre la porte. 

Premier rendez-vous. Juin 2014. 

Le cow boy et la petite fille ouvrent grand la bouche. Du vert, rien que du vert, et la tâche bleue de l’eau dans l’herbe comme une claque de fraîcheur à te faire éclater les poumons, sans parler du cri du faucon au-dessus de la tête. Ils l’ont aimée tout de suite cette maison, comme une poitrine abondante, sans penser que derrière le décolleté de la Portoricaine, il y avait peut-être la sale gueule de Nick Nolte qui attendait avec son couteau. 

-          Aussi cons que Bobby, ces jeunes...

Voilà ce que pense sûrement le garagiste, qui n’est pas loin d’avoir raison. A la différence près que dans notre western, y a pas de loches mais un sacré cul de sac, avec nous au fond, comme trois poireaux ballotés à l’intérieur du plastique, petite famille secouée dans la C3, tellement de cailloux que la pulpe ne retombe jamais en bas. 

C’est bon l’Orangina, ça pétille: l'eau, l'air, la vie, dans le bocal. 

Ils l'ont bien cherchée, la petite fille et le cow boy, l'effervescence. 

Pour être honnête, je les aime bien ces bulles, soubresauts de ferraille, quand les amortisseurs de la Picasso hoquètent. Avec ses creux, le chemin de l’école prend des saveurs buissonnières. Et que je te cogne l’épaule, attention le dos, eh, gaffe, y a une grosse pierre qui a roulé pendant la nuit, poussées par un sabot - cerf ou sanglier ? on cherche sa trace à la lisière du bois, avant de sortir en râlant, jeter le caillou dans le ravin. Généreux dans ses accidents, le chemin devient, par métonymie, voyage. 

- Sur les chemins, que t’est-il arrivé ?  demande Molière dans L’Amphitryon

C’est la petite fille qui va répondre, Jean-Baptiste. 

Pour elle, chaque matin a le goût un peu salé de la mer, ruban de hasard. Le jour se lève en même temps qu’elle prend le volant et la piste vie, note l’anacoluthe. C’est ensuite un dessin-animé aux couleurs mouvantes : terre rouillée les jours de novembre, vermeil dans les lueurs de beau temps, quand le brouillard ne pétrifie pas la voiture en cocon. Quelle que soit  la palette, après le remblai, c’est toujours le même géant qui apparaît, grandiose et grandiloquent, rocs tantôt roses ou noirs de la face nord du Pic de Bure. A chaque fois la poitrine de la petite fille se soulève, intimidée, presque amoureuse. 

La nuit c’est une autre affaire. La merdeuse a peur du noir. Pire encore quand il est éclairé par les phares. Pourtant, elle le sait bien : c’est à la lumière des phrases que vivent les fantômes. Pas dans les phares des voitures. Alors elle balaie ces vilaines ombres d’un coup d'essuie-glace et pense au Père-Noël. C’est bientôt décembre, trépignement. Elle l’attend, comme un cadeau au pied du sapin, ce matin où la sente deviendra voie lactée, quand la neige aura enrobé la terre de crème, queue d’hermine à travers champs. 

Chaque matin la petite fille, roule, roule, roule, comme pierre qui mousse et le lichen s’agrippe à sa chevelure, appel de la forêt. Mais non, Jack, elle peut pas te rejoindre, elle a cours avec les troisièmes C. 

Pour être présentable devant eux, en haut du chemin, elle enlève le lichen de ses mèches, remet de l’ordre dans son esprit ensauvagé et s’engage, soudain vieillie de trente ans, dans la Basse rue, goudronnée, là où les chimères se cognent au bitume. Vite la cloche va sonner, faut accélérer. Elle passe la quatrième. Toute sa vie la petite est arrivée en retard. Elle a bien essayé de l’expliquer à la principale.

-          Avant, c’était à cause de mes parents. A Marseille, de la RTM… Ici c’est plus compliqué, je sais pas si vous pouvez comprendre… le chemin de traverse, Jack London, les lichens sauvages… 

L’autre la regarde, éberluée. 

-          C’est pas une maladie, ça. Vous avez un rhume, une angine, un pneu crevé, enfin, une bonne excuse ?

Elle se creuse la tête, la petite-fille. Un jour elle aura le cran de lui dire qu’elle n’a pas besoin d’excuse, qu’elle a juste envie de faire demi tour. 

Alors fonce gamine, il est encore temps, t’as de l’avance sur Sean Penn, ta voiture n’est pas en panne.  



lundi 24 novembre 2014

Le monde sur le flanc de la truite, Robert Lalonde



A travers ce journal d’escapade, de notes des bois et de lecture, Robert Lalonde donne à voir les coulisses de la création, le mouvement de perception de la nature qui précède son dire, complété par la digestion des livres lus, les deux sources auxquelles puise l’auteur dans l'élaboration de son écriture.

Précieuses sont ces notes où l’on saisit le remuement qui permet au paysage extérieur de se transmuer en paysage intérieur, absorption nécessaire à la venue du texte.  Singulière mise en abyme de la création qui s’exhibe en train de se faire.

Lalonde raconte ses promenades autour du lac d’Oka, au gré des saisons, d'avril à avril, circonscrivant plus qu'une année, un cycle de saisons. Car il s'agit bien d'observation de la nature, d'abord. De humer le ciel, de débusquer l'animal, en quête de la surprise de l’instant, puis de dénicher dans leur gîte les mots à même de donner sens à l'expérience sensorielle, forme d'idiosyncrasie. Car l’écriture accorde alors au poète, en écho au monde, le sentiment d’avoir engendré à son tour:

Oui tiens, maintenant je sais pourquoi je jongle avec les mots et songe au monde reflété sur le flanc de la truite. C'est parce que je ne comprends l'univers que réfracté, réfléchi, renvoyé. Le monde dans l'eau… y en a-t-il assez de criques, de lacs, de rivières, de courants, de sources, d'eaux mortes, de marécages et de simples trous d'eau de pluie, dans mes romans ! Le monde pour ainsi dire redonné, sens dessus dessous, recréé. Le monde revisité de la fiction. L'écho du monde, cette création à l'envers et qui me donne l'illusion d'engendrer à mon tour. Bernard dit encore de la truite: « elle fait hors de l'eau des bonds de six pieds pour saisir une mouche et vole, pour ainsi dire, au-dessus des barrages les plus infranchissables ». Crayon en main, c'est ce que je crois faire aussi. Parfois. Comme l'écrit Annie Dillard, que je rejoins, après être rentré, le chien sur mes talons, et après avoir allumé un petit feu dans le poêle: « At its best, the sensation of writing is that of any unmerited grace...You search, you break your heart, your back, your brain and then---and only then---it is handed to you. From the corner of your eye you see motion. Something is moving through the air and headed your way. » (page 17-18)


On le constate, la prose de Lalonde est palimpseste, se tisse des mots des autres. L’innutrition devient dialogue avec les vivants mais aussi avec les morts, ces derniers ressuscités par la conversation, compagnons hors des lois du temps. Malicieux, Lalonde parle avec Giono, cherche une citation ici ou là pour éclairer l’hivernage de la grenouille ou le reflet du monde sur le flanc de la ouananiche. A l'aide de ces fragments d'altérité, il apprivoise la sienne propre, apprend par l'écriture à découvrir sa pensée, la malaxe avec celle des autres pour en tirer son miel. Le tout est digéré dans son carnet, qui devient creuset métisse, rappelant son héritage polyglotte, lui qui a appris le français, l'anglais et même des bribes d'iroquois. L'intertextualité créolise la langue : « bouillie pour poète, marmelade, compote, ou parfois simplement purée, blanc-manger, dans lequel je joue, comme l’enfant tannant avec ma cuillère […] Ça va dans le même trou, en effet, une béance, qui n’est jamais pleine, jamais rassasiée, la faim du poète ».
C’est avec cette faim qu’il cite Paoutovski, Dillard, Emily Dickinson, Flannery O’Connor… Avec eux qu’il tâtonne, tente de noter la chair d’une escapade, d’en extraire son « jus », de saisir l’odeur de l’hiver « un peu métallique, un peu comme le goût de la broche de clôture gelée ».
Chance inouïe, nous assistons alors à l’acte de création. Lalonde, qui est par ailleurs comédien, lève le rideau sur la scène de l'écriture et nous permet d’assister à la métamorphose du monde qui, reflété sur le flanc de la truite, se transmue en littérature :
Quand on écrit, et si on écrit vraiment, avec tout son corps, comme un peintre-danseur, si on lutte amoureusement avec les phrases, on trouve. Quelque chose qui ressemble à ce qu’on cherchait, qui est à la fois plus et moins que ce que l’on voulait, mais qui peut drôlement faire l’affaire, si ça s’installe bien et nous permet d’avancer. « It is like something you memorized once and forgot. Now it comes back and rips away your breath. » écrit Annie Dillard. 

Dans son mouvement de notes, on retrouve  la cadence hasardeuse des Essais de Montaigne. Mais ici, il s'agit moins de pensées que de sensations et la dynamique vagabonde titube jusqu'à trouver l'image, le rythme, pour qu'enfin soit possible, après de généreuses circumnavigations,  une éventuelle métamorphose du monde en sens. Mais cela dans le « le bougé de l’étoffe, [qui] laisse transparaitre les inquiétudes de l’ouvrier, les surprises d’un esprit aux aguets » comme pouvait l'écrire Michel Jeanneret à propos de Montaigne, propos que l’on peut aisément reprendre à l’instar de Lalonde. D’autant plus que la matière du poète est aussi foisonnante que celle de l'essayiste. Les sens sur-affluent, voraces, en chasse de cet infiniment petit dans lequel se reflète le gigantesque branle universel. 

Pour Lalonde, le lyrisme pourrait donc être une forme de salut, comme le suggère l’évocation de Françoise Loranger dont il rapporte ces mots: « A partir du moment où l’on cesse d’inventer le monde, être mort ou vivant c’est presque la même chose… »




mardi 18 novembre 2014

La petite fille et le cow boy




© Jorn Tomter
Depuis hier soir, la pluie lessive les champs et les arbres, les montagnes ont disparu, enfumées par le brouillard. Il fait froid. 

Pour chauffer la maison, nous ne disposons que de bois, geste ancestral qui s’accommode mal avec les exigences de la vie moderne. Le feu, c’est précieux, comme l’amour et les lames de couteau, ça s’entretient, vieux comme le monde. 

Mais là, faut partir, aller travailler, descendre dans la vallée et laisser le foyer s’éteindre, la maison en proie au vent, assaut de gouttes glacées, bourrasque hivernale. Ça s’engouffre dans les trous, putains de loirs qui percent la toiture, mauvais courant d’air qui serpente sous les portes, et je te parle pas des bardeaux mal jointés. De quoi maudire les anciens propriétaires, une belle paire de cinglés qui ont tout laissé se déglinguer. Mais y a plus urgent, elle te remet à ta place la nature. En deux coups de vent elle te rappelle à l’ordre : ici c’est moi qui tempête. 

Parce qu’en moins de deux, t’as perdu dix degrés. Alors t’as intérêt à retrousser tes manches et rabattre ton caquet. Si tu veux, je t’invite, pour comprendre. Ici, ton maître, c’est le froid. Mauvais seigneur, il te fouette. Va couper du bois, récolter des brindilles. Schnell übler Faulenzer. Range les mieux que ça, tes bûches, elles vont à vau l’eau. Pose-les sur une palette, et plus vite que ça. Quoi ? Y a pas de palette? Tant pis pour toi. Tu verras quand il pleuvra, mauvais ricanement. 

Toi, tu n’y a pas pensé, aux eaux de ruissellement. A ce petit troupeau de rigoles orangées qui vont dévaler les pentes et les ravines, joyeuse cavalcade qui viendra taper à ta maison, adossée à la colline, elles viendront à pied, elles taperont pas, même si la maison n’est pas bleue, juste adossée à la colline. Le froid, lui, il le sait. Il attend en ricanant, les mains dans les poches, que l’automne rapplique pour te rappeler à son bon souvenir.

Ça tarde pas.  

Depuis hier soir, la pluie lessive les champs et les arbres, les montagnes ont disparu, enfumées par le brouillard. Il fait froid et on n’avait pas pensé aux palettes. Va allumer un feu avec des bûches gorgées d’eau... 

Reste plus qu’à méditer, à l’abri sous les couvertures. 

Pas de chaudière ni de convecteurs qui te cajolent l’atmosphère. Ici, tu nourris ta cheminée ou t’as froid. Pire qu’un nourrisson, elle a toujours faim, La-Grande-Gloutonne. Alors faut du bois. Pas du Douglas dégueulasse qui t’encrasse les conduits. Ça déguste du solide, une cheminée. Les chênes de l’allée, elle les aime bien par exemple. Elle ronronne quand tu les enfournes, qu’elle te les lèche avec sa langue de feu, jusqu’à les fourrer jusqu’au trognon qu’elle en crève d’amour, la bûche, cramoisie de désir. 

Le feu, c’est de la baise vorace. 

Sans lui, c’est le froid et ses petites morts : rhumes, bronchites, ribambelle de glaviots et de renifle. Pour toi, passe encore, mais y a les enfants, longues nuits au chevet, veillées d’inquiétude, non merci, je passe mon tour. 

Alors tu te lèves, la nuit, pour lui donner à bouffer. A midi, tu reviens, une béquée pour maman, une pour papa, et rebelote au goûter, avant d'aller chercher la petite à l’école. Tu composes avec son appétit, toujours constant. Une bouche en plus à nourrir, en quelque sorte, immense surtout, invitée pas commode. 

Tu penses aux bergers grecs. T’aurais bien envie de te promener comme eux, avec ta férule, la braise toujours allumée au cœur de la moelle, prête à dégainer. Sinon, t’aimerais bien avoir le 06 de Prométhée. Dis, tu l’aurais pas par hasard? Il répond pas? Attends, j'essaye. Mais oui, c'est vrai, y a cette histoire d'aigle et de rocher. Pas facile de répondre, correspondant indisponible.

Alors tu penses aux grottes préhistoriques, à ces femmes qui gardaient le feu, qu’elles l’auraient mis dans des coffres-forts s’il y avait eu des banques. Tu penses aux indiens de Patagonie, à leurs voyages en pirogue, jamais sans un foyer, dévotement entretenu, sur son lit d’argile. Tu préfères pas penser à ce pauvre gars, vieux de cinq mille ans, qu’on a retrouvé dans les Alpes autrichiennes, recroquevillé sur son écorce de bouleau, quelques feuilles d’érables et trois tisons dedans. Salut l’australopithèque, on peut dire que t’es sacrément refroidi. Pour finir, tu penses au bouton on et off des convecteurs électriques, c’est ça le progrès, parfois c’est vachement bien, quand tu rentres et que t’as pas forcément envie de sortir la hache. 

Mais déjà tu réalises ta chance, tu goûtes aux petits progrès. Le briquet, les allumettes. Pas besoin de frotter deux bouts de bois comme un australopithèque. Enfin, je dis australopithèque parce que ça sonne bien, j’entends déjà les vétilleux ronchonner. Les premières traces de domestication du feu ont été retrouvées en Chine, il y a plus de 400 000 ans. Sales pinailleurs. Mais voilà, les Sinanthropes, ça parle moins, allez savoir pourquoi. 

Je reviens aux allumettes, petite fille, à leur odeur de soufre, haleine de cow-boy. Lui, il la gratte contre sa cuisse, l’allumette, parfois aussi, la petite-fille. Que la lumière soit et la lumière fut, beau comme un coup de foudre.

La petite fille et le cow-boy. 

Ça ferait un joli titre. C’est d’ailleurs celui que je vais donner à ce texte. Si, il y a un rapport, vous allez voir. 

Parce qu’après, devant la cheminée, un peu ivre de chaleur, je me mets à rêvasser. Et si on bazardait les voitures, chéri, un âne et un cheval, une crèche et des enfants! Faudra juste prévoir la férule...

Il m’écoute en souriant, mâchonnant une chips comme un cow-boy mâchouille son brin d’herbe.

On recommencerait tout depuis le début. Bethléem, les grottes de Tautavel, allez, les Sinanthropes puisque ça fait plaisir aux ronchons… On grimperait dans les chênes comme des singes, avant de les couper... 

Le feu crépite, la petite fille s'enflamme.

Alors le cow-boy lui caresse la tête et lui rappelle que c’est pas elle qui coupe le bois. OK gamine ? 

La nuit tombe, il commence à faire noir. 

Je me lève et me dirige vers l’interrupteur. Que la lumière soit et la lumière fut.
Merci Edison.

            La petite-fille, sale merdeuse, elle aime pas le froid ni le noir. Elle aime juste jouer à la peur, dans sa cabane dorée, raccordée à l’électricité. 




Pour les autres épisodes, c'est ici:

ALM/LAM/ MLA                           
Songe d'une nuit d'été

mardi 4 novembre 2014

Krasnoyarsk blues

Parc Stolby, Krasnoyarsk © Laurine Roux


On entre en Sibérie.

Moi je sentais déjà sous mes pieds le tapis d’épines feutré comme un couloir de noblesse, avant la diaspora, couleur de pin, mélèze, épicéa. J’entendais le son clair du vent dans les bouleaux, et que je caresse le blanc des troncs qui frise, sacrée barbe de patriarche.  Peut-être qu’on apercevrait l’oiseau de feu, si on s’essoufflait pas trop vite, près de la vieille souche, dans laquelle avait été creusé le pilon de Babaïaga.

Je vous l’ai dit, avant de partir, j’écrivais  un roman. Ca romançait dans ma tête. Les Sibériques. L’idée du titre, elle venait de Christophe, cours Belsunce, entre café et café. Vodka, elle, elle aurait préféré Igor. Elle disait que c’était plus juste, sobre et lyrique, ça collait davantage au texte. Je crois qu’elle avait raison. Mais voilà, j’aimais bien Les Sibériques parce que ça allait profond, comme un soc dans une ornière, jusqu’aux Bucoliques. Prétentieusement, j’avais l’impression d’être au champ avec Virgile.  C’était classe. Ma petite églogue russe. Alors j’avais marqué Les Sibériques sur la page devant. Rien qu’en me le répétant, j’entendais crépiter les épines d’épicéa sous ma langue, le son clair du vent lessiver les fatigues. Je frissonnais quand la barbe des bouleaux, sacrés patriarches, me chatouillait le flanc.  

Bref. Je fantasmais pas mal.

Et maintenant, nous y étions. Krasnoyarsk, porte de la Sibérie. Première étape de notre traversée sibérique. Je sais c’est un néologisme, mais je viens d’en parler, c’est fait exprès, parce qu’on y entend crépiter les épines d’épicéa, enfin, ne m’obligez pas à répéter, vous avez très bien compris.  

Krasnoyarsk, vestibule des chimères. 

Pourtant, j’aurais dû me méfier. Ma grand-mère me l’a toujours dit, sois littérale, la terre retourne à la terre, te perds pas avec les étourneaux. Elle avait raison. En russe, Krasnoyarsk vient de Krasni Iar  qui signifie « ravin rouge ». J’aurais dû me douter. Ici, on est au bord du gouffre, faut pas rigoler, en moins de deux tu te retrouves au fond. On a le sens de la tension tragique.  Krasnoyarsk, c’est dur et ça gifle, y a pas de tapis d’épicéa. Le mot, il te taloche dans la bouche, rocailleux et sec, on sent qu’on peut crever, que c’est dégueulasse, on y mourrait salement. Avec un nom pareil, pas de présomption d’innocence.

C’est bête, parce que pas loin, il y avait des villes qui auraient roulé dans la bouche. Komsomolsk-sur-l'Amour. Vous la sentez déjà, la caresse, avant même d’avoir fini le nom. Je comprends pas pourquoi on n’est pas allées à Komsomolsk-sur-l'Amour, mettre du miel dans notre vodka. Là-bas, il n’y aurait pas eu d’usine d’aluminium, de gonds qui grincent, il n’y aurait pas eu de remous, mauvaise odeur de corruption, salut Bykov et fais pas la gueule. A Komsomolsk-sur-l'Amour, on se serait fait des câlins.

Ici, ça grince et c’est pas content. Alors ça boit, autant que coule la Ienisseï. Ça aimerait bien baiser aussi, mais c’est trop bourré. Pourtant, elles chaloupent sur les bords du fleuve, les grandes blondes, hanches à bâbord et à tribord, la poupe au vent, qu’elles vous emmèneraient loin de ce merdier. Mais non. Ça préfère la vodka.

La ville s’étend sur 172 kilomètres,  vaste ulcère rongeant les forêts. C’est injuste, je sais, et très péremptoire. Ты нехорошо ведёшь себя. T’es pas gentille. Y a un million de Russes qui vivent là, le bortsch en famille, le baiser du soir déposé sur le front, et que je remonte la couverture parce qu’il fait froid, on ira voir babouchka dimanche, ça vit doux, ça parle chaud, ma chérie, mon amour. 
Krasnoyarsk © Laurine Roux
C’est vrai, seulement voilà. Même si c’est terriblement injuste, j’ai eu l’impression d’arriver dans un trou. Ravin-Rouge, la ville qui engloutit tout. 

S’y engouffrent tous les chagrins, source d’un immense fleuve où se déversent par seaux entier, la suie et le charbon de l’âme. Regardez-les filer le long de la Inenisseï, les ombres grises des décabristes, exilés par le tsar. Elles mélangent leurs pleurs à ceux qui ont péri au Kraslag, livide cortège qui accompagne les décadences postsoviétiques. Il y pleut 129 jours par an, sans compter les foutus 134 jours de renifle, suivis de ceux où ça patauge dans la boue, quand la neige fond.

A Krasnoyarsk, on a rencontré Jeanne, dans le bus 50. Elle se demandait aussi ce qu’elle faisait là. 

On a rencontré Sergueï, tellement bourré qu’il ne savait plus ce qu’il faisait nulle part.

Alors, on a pris le téléphérique, pour gagner les mélèzes et leur tapis d’épines d’épicéa. Mais là-haut, au sommet de la montagne, des haut-parleurs dégueulaient une soupe infâme de techno, le long des troncs d’arbre. 

Alors on a préféré retourner au fond du ravin rouge, être littérales, la terre qui retourne à la terre et tout ça. 

En descendant, j’ai pensé à Agrippa d’Aubigné. Au début, j’ai pas compris pourquoi. Plus tard, dans la nuit, j’ai fait le lien. Les Sibériques, c’était un titre que j’aimais bien. Ça sonnait vert, comme Virgile dans ses Bucoliques.  J’avais jamais pensé que ça pouvait sonner rouge, comme les Tragiques d'Aubigné, et boucler la boucle, avec Krasni Iar.

Pour les autres épisodes, c'est ici:
  1. Prologue
  2. Moscou, cathédrale Basile-le-Bienheureux.
  3. Danse macabre sur la Revolioutsii Plodstadt
  4. Dents d'Or
  5. Le chaman et le sergent Hartman
  6. Y a bon banya