jeudi 26 novembre 2015

La porte de ma maison est la trappe d'un grenier



©Leonid Tishkov

Ils se sont tous les trois resserrés autour de la cheminée. La buée nimbe le bord des fenêtres. De l’autre côté, tout n’est que gradations de blanc. Le monde entier semble étouffé par le couvercle que la neige a posé sur l’habituel remue-ménage. Bénédictine et amortie, on croirait presque que la Terre a fait vœu de silence. Seuls les feutres de Petit-Biscuit, impies, se baladent le long des oreilles d’un lapin et crissent pendant que crépitent les braises d’un feu païen.

Le cow-boy a sorti les chaussettes en poil de chèvre. Celle des grandes ascensions. La vendeuse au marché avait bien insisté Du solide pour la haute montagne, avec ça, vous grimperez au sommet des Ecrins plus vite qu’en haut de la dune du Pilat. Écrit avec une majuscule et au pluriel, l’écrin est une série de montagnes. Au singulier, un étui, une enveloppe. C’est un peu ce qu’est devenu le salon de la petite fille et du cow-boy depuis le début des Grands-Froids. Car, par ces temps de gerçure, ils bénissent l’air moelleux et chaud du dedans comme un asile, un fortin résistant aux intempéries. Ce petit écrin mérite bien qu’on chausse les mohairs du marché, même s’il n’y a pas besoin de piolet pour grimper sur le canapé. 

Celles du cow-boy sont bleu canard. Petit-Biscuit a droit au fuchsia. Derrière la baie vitrée, la vaste étendue, quant à elle, reste obstinément blanche, immobile et congelée, comme morte. La vitre devient une frontière. Confins des froides contrées de la mort et du château-fort de la vie où vrillent les flammes et les flemmes colorées. 

Le nez collé à la vitre, la petite fille sent monter en elle une sorte de grandeur. Sa cage thoracique se gonfle et se remplissent ses épaules, émoi proche des transports sacrés dont elle se rend captive au détour d’un alexandrin, lorsque Victor Hugo allume, au hasard d’un vers, l’œil globuleux du crapaud d’une étincelle divine. 

Pas de monstre chétif, louche, impur, chassieux,
Qui n'ait l'immensité des astres dans les yeux. 

Esthétique du choc et joie du carnaval, la petite fille exulte quand le sublime devient grotesque encore plus quand le bouffon subroge dieu. 

L’hiver aussi a cette force poétique parce qu’il exacerbe les antithèses.  

Le dehors contre le dedans. 

Le chaud contre le froid. 

Sans parler du contraste des couleurs. Engloutie par la neige, la campagne n’est plus qu’un quasi-monde, un à peu près de bosses où les talus se confondent avec le dos des arbres, rendue difforme par cette chantilly burlesque. Oserait-on la comparaison qu’on l’appellerait un Quasimodo de monde, alors que derrière les murs, on se pelotonne dans la laine de Djali, la chèvre d’Esméralda. 

Entre ces deux univers,  la vitre, frontière habituellement invisible qui, en cette saison, se donne à voir, arborant fièrement son cerne de buée comme se cristallise la collerette en sucre des margaritas. Et ne cherchez pas à savoir qui du souffle de la Belle ou de l’haleine de la Bête a givré le verre, dans ses folies baroques, l’hiver mêle les respirations. 

Petit-Biscuit éternue. 

Un rond de vapeur se forme sur la vitre, curieux ectoplasme. 

Dedans aussi naissent des fantômes. Car la cheminée enfante des créatures de poussière. Un dragon de fumée ondule bientôt le long des étagères et son souffle dote chaque livre, chaque objet d’une vie plus intense. Cela fait si longtemps que l’on a oublié la marionnette mexicaine. L’une de ses jambes est repliée quand l’autre pend au dessus du vide. Elle est adossée à L’usage du monde, et, à bien y regarder, on la sent narquoise. Yé souis immobilé, mais yé fais lé tour dou monde avec Nicolas Bouvier!... La poupée a les joues rouges. Elle rit des nôtres cramoisies par la flambée. Comme elle, l’un de nos pieds est replié tandis que l’autre pend dans le vide, pelotonné dans les poils de chèvre. On se laisse aller contre le kilim qui recouvre le dossier et soudain, sans que l’on s’en rende compte, le tapis décolle. 

A califourchon sur le dragon de fumée, nous voilà partis. 

Dans quel état j’erre ? 

Quelle étagère ? 

Car partout sur les rayonnages le monde est là, qui attendait l’hiver pour irradier, rompant les lois du temps et de l’espace. Michel Foucault, dans une conférence de 1967, voyait dans le motif du tapis volant, la figure de l’hérérotopie, lieu physique, comme la cabane ou le théâtre, qui hébergent d’autres espaces, d’autres chronologies par le pouvoir de l’imaginaire.  

Et voilà que déjà s’avance l’ambassadeur de l’Afrique en Hétérotopie venu nous saluer depuis la bibliothèque. 

Nous ne l’avions jusque-là pas remarqué. Il s’appuyait, dans ses teintes réglisse, contre une pile de livre, silhouette brute et pensive d’un homme assis, taillée dans du bois de grenadille, que Max, le vieux sculpteur du Sine Saloum avait jadis offert à la petite fille. Au moment où ce dernier avait tendu la statue, leurs mains avaient glissé et la sculpture étaient tombée par terre. 

La petite fille entend résonner la voix du sénégalais dans le souffle du dragon. 

L’objet ne veut pas que l’on se sépare… 

Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas senti la chaleur du wolof remplir sa gorge, étrange irruption des terres brûlantes de bauxite dans ces mois de l’année glacée ! Un instant, la litanie des salutations sous les baobabs flotte dans les airs. 

Salaam maalikum!   Bonjour! Maalikum salaam.   Bonjour à toi! Jàmm ngaam?  Connais-tu la paix? Jàmm rekk.  La paix seulement. Gëj naa la gis.  Cela fait longtemps que je ne t'ai pas vu. Maa ngi fi rekk.  Je vais bien. Sa yaram jàmm?  Es-tu en paix avec ton corps? Jàmm rekk.  Je le suis. Na nga def ak coono?  Et la fatigue? Maa ngi fi di sant bu baax.  Je vais bien merci…

Vertige géographique. 

Aurait-on mangé un peu des graines d’Entada Rheehii pour partir si facilement ? Mamadou l’avait bien dit. Il suffit d’ingérer de leur chair blanchâtre pour iriser son sommeil de lion à deux têtes et de singe volant.  Il en avait donné deux. On avait tremblé au passage de la frontière. 

Et puis on les avait enfermées dans une boîte. Puis oubliées. 

Le blanc de l’hiver nous rappelle à elles et à leur chair laiteuse. Emerveillée, la petite fille se rend compte que l’hiver est doté du même pouvoir narcotique, lui qui déclenche des songes tout aussi opiacés, drogue de poule mouillée.   

Mais voici que la délégation de L’Europe en Hétérotopie nous salue tandis que nous survolons la commode où sont posées, à côté du téléphone,  les trois pierres de granit rose ramassées à Pen Had, Finistère. Elles ont été disposées comme les Tas de Pois de la pointe de Pen Hir. En point de suspension. 

Il y a Pen Glas, la tête verte, Ar Forc’h, la Fourche et Bern Id, le Tas de céréales. Avec eux se finissent les terres et commence la mer. 

Finistère

Là où finissent les terres.Trois petits points, l’océan, et puis…

… les Amériques.

Mais d’elles, hormis le cow-boy, nous n’acceptons rien. Walden ferme ses frontières au drapeau sudiste et aux mugs I love NY. L’hiver est déjà si blanc qu'on a le droit de regretter l’automne indien...  
 
Ainsi pourraient s’égrener des coffres entiers de breloques amassées à travers le monde. Boomerang australien, poils de porc-épic rassemblés en bouquet dans la canette de Vimto, sable de la plage d’Irakli, gorgone de Saint Martin, tikki des Marquises, sans parler des bonbons périmés dans la boîte rouge de Beijing…

Habituellement, tous ces artefacts du monde et du passé ont cessé de déjouer le continuum espace-temps. Ils se fondent dans les murs et le quotidien. Loin d’exotiser les lieux (mate un peu l’hapax mec), ils sont devenus une partie de celui-ci, dépossédés de leur vie propre. Pourtant, à ces heures exceptionnelles de frimas, l’hiver a ce pouvoir de les ranimer. 

Quand dehors tout est annulé, le dedans se réveille. 

On entre alors dans la maison comme dans un grenier. 
 
Le grenier, c’est un théâtre. On y joue. Les vêtements sont costumes et les objets accessoires. On le parcourt en se racontant des histoires auxquelles on fait semblant de croire. C’est le lieu du songe, des illusions. 

Avec l’hiver, la maison est devenue ce château d’ombres que le feu rend mouvantes. Elles esquissent des épopées dont on ne sait plus vraiment si elles sont arrivées. Peu importe puisque Petit-Biscuit les écoute bouche-bée.  C’est elle le public. Et aux heures les plus froides du soir, elle nourrit dans son ventre les mythologies qui la bâtiront. Ainsi se lèveront, dans cette maison devenue roulotte de gitane, les héros et les mensonges qui l’inventeront en lui léguant la clef. Celle de son grenier. 

Plus tard, la petite fille offrira peut-être un livre de Gaston Bachelard à Petit-Biscuit. Elle lui fera entendre le roulement de sa langue qui emmaillote la pensée, la rend ronde et prodigue, aussi fertile qu’un songe. Peut-être que la gamine n’aimera pas le philosophe, encore moins la philosophie. Mais elle ne résistera pas à la barbe. Sacrée barbe de  magicien! Car de cette bouche, masquée par les longs poils chenus, s’élève la voix du plus grand des alchimistes, celui qui n’a eu de cesse d’arpenter l’Hétérotopie, de lui restituer ses lettres de noblesse en réconciliant science et poésie. Ecoutons-le nous chuchoter de regarder le dehors avec le dedans, car l’imagination n’est, au contraire de ce que laisserait penser son étymologie, pas l’action qui consiste à former des images mais plutôt celle qui déforme les perceptions, mouvement hautement poétique parce que le poète nous découvre une nuance fugitive, nous apprenons à imaginer toute nuance comme un changement.

Alors, face à la cheminée, laissons-nous aller au songe hivernal, voyage immobile parmi les voyages, curieuse métamorphose de la maison en grenier et du canapé en trône de roi. 
 Nous serons toujours des seigneurs en Hétérotopie.


Pour les autres épisodes, c'est ici:
ALM/LAM/ MLA                           
Songe d'une nuit d'été
La caméra et la tartine de merde
La musique est un cri qui vient de l'extérieur
A royaume de terre, couronne de roi
La petite fille et le tomawak
La tentation de la tortue


                                            

mardi 24 novembre 2015

La tentation de la tortue



BAIGNEUSES À LA TORTUE, HENRI MATISSE (1908)

Huile sur toile, 179,1 x 220,3 cm, Saint Louis Art Museum (MISSOURI, USA)

Il y a quelques mois, la petite fille avait commencé un texte. Un début plutôt.  Avec ce qu’il contenait de promesses et d’inabouti. Sa plume avait fait fausse route, fausse-couche, un peu des deux, et son texte était mort-né. 


Ça donnait :


Hier, la petite fille est allée chercher Petit-Biscuit à l’école. Sur la route du retour, elle a eu envie de lever le poing pour soutenir la grève de Radio France, tout en regrettant - Bordel a-t-elle, marmonné à l’avant, pour que la gamine n’entende pas- la voix de Marc Voinchet le matin et celle d’Irène Omélianenko après le repas, puis a juré tout haut contre un A qui la talonnait dans le virage, a du coup freiné pour passer de cinquante à trente kilomètres heure en guise de slow-riposte - Ca lui fera cuire le cul, a-t-elle marmonné dans sa barbe, toujours pour que Petit-Biscuit n’entende pas, déjà que la gamine réclamait tous les soirs des pâtes au caca, on n’allait pas flatter ses bas instincts- puis a bifurqué sur le chemin de terre en feignant d’ignorer le doigt d’honneur que le conducteur lui adressait dans le rétroviseur. 


Elle avait beau descendre la piste comme dégringole un torrent, la main poisseuse du type avait graissé sa rétine et sali son après-midi.


Petit-Biscuit réclamait maintenant pour le goûter une tartine au caca, achevant ainsi toute rémission pour cette journée. 


C’est alors qu’elle l’aperçut.


La créature remontait le long du chemin. 


En ligne parfaitement droite.


D’un pas tout aussi lent qu’assuré. 


Elle s’était arrêtée là. En voiture et dans son texte. A ce moment précis où la forme indistincte lui laissa deviner une petite tête avec un bec, émergeant d’un dos rond et vert d’où dépassaient quatre petits moignons griffus qui ressemblaient davantage à des palmes qu’à des pattes.
  

Une tortue de terre. 


Vraiment grosse. Au moins cent ans. Qui s’était réveillée d’on ne savait où, probablement enfuie de l’enclos des anciens propriétaires, et avait dû passer l’hiver on ne savait pas plus où, sans doute sous terre, doublement dérobée au monde, sous l’humus et sa carapace.  


La petite fille s’était arrêtée là parce que chez elle, la vie dicte à l’écriture certains impératifs que celle-ci n’impose pas à celle-là : il fallait faire goûter Petit-Biscuit qui n’arrêtait pas de hurler que le chocolat sur sa tartine n’était pas du vrai caca et aussi parce qu’il s’agissait de se renseigner sur le mode d’alimentation des tortues, passant outre les conseils de Petit-Biscuit dont vous devinerez aisément la teneur. 


Avouons aussi que son texte avait pris un virage en épingle à cheveux, qu'elle avait du mal à négocier sa courbe qui obliquait vers une fable politique, idée qui lui était venue en écoutant la radio tout en parcourant les fora (je décline en latin si je veux) sur l’élevage des tortues, lorsqu’une voix lui avait écorché le tympan, comme le doigt d’honneur du type lui avait éraflé la cornée, claironnant Pour embaucher, faut débaucher, et dans l’intonation de laquelle elle avait non seulement reconnu le timbre de Macron mais le souffle bifide d’un serpent, auquel elle aurait volontiers opposé la sobre opiniâtreté de la tortue. 


Là avait eu lieu l’avortement. 


Le texte avait flotté un moment dans son esprit comme un placenta, pour finir par s’échouer on ne savait où, un peu comme une tortue disparaît en hiver. 


C’est à peu près à cette époque qu’une autre créature fit son apparition dans le jardin et la vie de la petite fille. 


Chaque jour, on s’émerveillait qui du renard, qui du faon, au détour d’un buisson ou d’une sente, et il fallait bien avouer que ce réveil des bêtes auréolait de joie aussi bien les parents que l’enfant, tous trois saisis par la grâce du printemps. L’haleine chaude de mai s’enroulait autour de leur nuque avec tant de chatterie qu'ils en vinrent à oublier le monde.  Plus de Grexit, d'attentats de janvier, de TAAFTA, de Mémé Pilote qui allait de plus en plus mal, de mer en cimetière, et surtout,  plus de Macron. Un instant, ils eurent l’impression conquérante que le ciel les protégeait en bouclier. Walden était devenu un balcon sur le jardin des délices. 


Un paradis sous carapace pour famille de tortues.


Mais je vous avais prévenu, le ver était dans la pomme et c’est à peu près à cette époque que La Bête saccagea ce pigeonnier céleste. 


C’est le cow-boy qui la débusqua. 


Entre deux planches posées sur la terrasse du chalet.


A ce stade de l’histoire, il faut préciser que la maison a beau être fissurée de partout, le toit bouffé par les loirs, le cow-boy et la petite fille règnent sur Walden en châtelains  car ils ont tout loisir de sortir de chez eux pour aller visiter leurs dépendances; écurie, cabane à outils, mais surtout le petit chalet auquel on accède par un chemin qui va vers l’est, en direction de la Russie, jusqu’où il n’est cependant point besoin de pousser puisque les murs en bois, la mezzanine disposée en polati font de lui une isba, abri boréal où l'on peut se croire en Sibérie.


La petite fille l'a aimé  dès le premier coup d’œil. 

C'était devenu sa datcha.


Petit-Biscuit y faisait souvent cuire des soupes au caca et les amis y trouvaient un lit aux draps frais, une bibliothèque, des fenêtres sur le ciel et une terrasse pour y faire ce qu’il leur plaisait. 

Un vrai paradis je vous disais.


Pourtant, le cow-boy a bien vu quelque chose qui remuait au milieu du tas de planches. Un corps squameux et musculeux. Gris et souple, qui a filé entre les lattes de la terrasse pour se réfugier sous le plancher. 


Une vipère. 


La petite fille a hurlé.


Hurlé.


Et encore hurlé. 


Finis le paradis et le ciel en bouclier. Là, au cœur même de Walden, sous la précieuse isba, vivait un serpent. Et le cow-boy avait beau répéter que c’était bon signe, qu’il fallait se réjouir de tant de biodiversité, elle voyait maintenant des crochets venimeux partout ; dans la menthe et le basilic, sous la chaise longue ou l’arrosoir, et chaque pas, chaque geste soulevaient sa poitrine tout en l’étreignant d’une angoisse terrible, car chaque seconde portait en elle la possibilité d’une mort violente et soudaine.


Pendant une semaine elle avait fait en sorte de rester le plus possible à l'intérieur. Elle avait même acheté des bottes à Petit-Biscuit, l’aurait équipée d’une cotte de maille si elle avait pu, mais le cow-boy l’avait regardée avec son air de cow-boy, et lui avait interdit de transmettre ses phobies comme un mauvais virus à l’enfant, alors, en plus de veiller aux endroits où elle posait les pieds, elle avait fait attention aux mots qu’elle choisissait. 


Ce cauchemar avait presque duré un mois. Serpent face à cerveau reptilien. La petite fille s’était claquemurée dans la maison comme une tortue sous sa carapace.


Aucun compromis ne semblait possible. Le surgissement de La Bête avait, selon toute vraisemblance, condamné la possibilité même du bonheur.


Et dans cette réclusion, s’était opérée une mue. La petite fille avait vu ses pensées ondoyer comme des peaux à la dérive. Petit à petit des coutures semblèrent possibles, laissant deviner une cohérence, long ruban dont elle ne maîtriserait jamais la course mais dont elle pourrait saisir un bout et s'envelopper. Car la vipère ne les attaquerait probablement jamais. C’était l’idée même de La Bête qui empêchait la petite fille de vivre. Or, ne conduisait-elle pas malgré le nombre de morts sur la route? N’avait-elle pas fumé ? Ne buvait-elle de temps en temps plus que de raison ? Pire, elle avait accepté de donner naissance à des enfants bien que cela les exposât de facto aux dangers de la vie ? 

Sa tête pointait hors de la carapace.


Et puis elle avait lu, sous la plume de Lambert Schlechter une occurrence latine dont elle tatouerait la conjugaison sur sa nouvelle mue:  Vivens moriturus,  que l’on peut traduire par « il est en train de vivre, celui qui va mourir » ou plutôt « pendant qu’il vit, il va mourir».  La concomitance du participe présent et du participe futur, loin de suturer les mots, ouvrait la plaie du paradoxe. L'oxymore mettait le doigt dessus. Depuis que l'homme avait peau d'homme, il lui fallait surmonter cette douleur. Chaque seconde à vivre était à la fois outrage et cicatrisation. 


Alors la petite fille avait de nouveau osé un pas dehors. 


A force, elle avait retrouvé un peu du bonheur étreint au printemps. 


Ce n’était plus le paradis, mais c’était bien. 


L’été l’avait bien prouvé où ils avaient bu et mangé sur la terrasse de l’isba même si la petite fille avait observé, sur le dessus de ses mains, des tâches de vieillesse. 

Sous la terrasse, il y avait toujours le tas de gravats, certainement la vipère. 


En ôtant sa carapace, la petite fille avait un peu grandi. Un peu vieilli. Petit-Biscuit aussi, qui avait arrêté de réclamer des pâtes au caca.


C’était bien. Pas le paradis, mais c’était bien. 


Il y a quelques jours, la petite fille a fait le lien avec le premier roman qu'elle avait écrit. Qu'on oublie vite ce qu’il y a dans ses propres gravats! Il s'agissait d'un texte sur l’abandon. Vous excuserez l’outrecuidance qui consiste à s'autociter, mais elle va vous livrer un passage dans lequel s'esquissait déjà ce face à face de l’homme et de La Bête. Le héros est debout. Il regarde la mer ou la mort, peut-être les deux en même temps, et la narratrice observe, incrédule,  ce travail de vie et de trépas. 

La mer grossissait au fur et à mesure que le ciel devenait gris, l’atmosphère se ballonnait et Igor restait là, les pieds fichés dans le sable, englouti par les éléments. Ses cheveux formaient des figures géométriques variables avec le vent. Son corps s’inscrivait dans la ligne de l’horizon. L’atmosphère, les grains, les embruns, la mer et tous ses membres formaient un ensemble solide et cohérent. Mais le tableau vacillait avec le mauvais temps. Je n’ai pas d’autre image dans la tête que celle du tremblement de l’air au contact du feu. Les flammes ont le pouvoir de perturber l’ordre des molécules qui les entourent. Leur radiation est tellement forte que tout autour devient un halo vacillant de chaleur. Ici, se produisait l’inverse. Le mauvais temps brouillait la silhouette d’Igor en dedans. Le faisait chanceler de l’intérieur. Son corps tout entier, fragilisé et blanc, devenait le halo du vent. Le moindre souffle aurait pu le balayer. Si j’avais tracé une ligne des pieds à sa tête, elle aurait été irrégulière. Je retenais ma respiration, comme si l’instant contenait à la fois un grand risque et l’immensité immobile du calme ; le danger existait, mais contenu dans quelque chose de beaucoup plus grand.

Alors j’ai eu envie de hurler. J’ai couru le long de la plage. Fait des allers et retours, crié dans le vent contraire, rugi et chahuté.  Mon corps est devenu compact, densifié par la conscience que rien ne pourrait infléchir ce qui allait arriver. Mon esprit voulait résister, se battre contre ce point vers lequel tout convergeait. Je lançais mes bras pour taper dans le vide, frappais  en avant, dans ce que je me figurais être l’avenir. Au fond de moi, je savais que tout cela était vain. Alors j’ai cru que mon corps allait imploser. J’ai continué un moment à me comporter étrangement. A crier, sauter, me rouler par terre. Après la crise, je me suis sentie mieux. Igor, lui, demeurait si léger que ses pieds semblaient à peine effleurer le sable mouillé. Je crois qu’il n’imaginait même pas qu’il eut pu en être autrement.

Nous sommes simplement de passage, murmuraient ses cheveux dans le vent. L’instant s’échappe toujours vers un autre, insaisissable. En chute permanente, ou plutôt en grande glissade, car le temps n’est qu’une succession d’effondrements à l’infini. Celui des hommes, de leur peau, de leurs dents et de tout ce qui naît et meurt. Une suite de dégringolades, d’ongles, de cheveux, de vie.

Il n’est pas sûr que tout cela aide beaucoup la petite fille après les attentats du 13 novembre. Elle se dit juste qu’il y a peut-être une image à saisir, à refuser plutôt, dans cette tentation de la tortue face au serpent.  


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