mercredi 22 octobre 2014

Octobre rouge

© Victor Habchy
           
              Mon amie Emma Greiner qui est une poète, bien qu’elle ne se présente pas comme telle, écrivait l’autre jour cette phrase  […] la nature pourrissante, température douceâtre, un air de la Nouvelle Orléans. Le fleuve, toujours le fleuve. Mots qui non seulement sonnent beau, mais, ont la vertu de mettre le doigt sur quelque chose de fondamental. Sur un rythme qui scande l’écoulement de l’année, temps amorti et inquiet avant l’approche de l’hiver. Bien que ce flux, comme un fleuve,  ait toujours cadencé mon corps, j’ai toujours peiné à comprendre pourquoi le mois d’octobre éveillait en moi un sentiment d’alerte. Je crois que je comprends mieux maintenant.

La nature pourrissante.  « Pourrissante ». Voilà qui mérite qu'on s'y attarde. Derrière l’emploi antiphrastique qui évoque de manière positive le chuintement des feuilles sous les pas, l’humidité orange des sous-bois, l’épaisseur trempée de mousse, on ne peut s’empêcher d’entendre le sens propre du mot, son sang propre, qui fait battre un processus bien moins séduisant. Le pourrissement.
Pourrir, c’est se dégrader, tomber en miettes, comme la feuille qui chute de l’arbre. L’automne c’est le temps des décadences, des glissades. C’est mouillé, ça glisse. On rigole un peu mais ça fait quand-même mal. Car au bout de tous ces affaissements, de toutes ces altérations de feuilles qui virent safran, ocre et même sang, qui se rancissent complètement jusqu'à devenir marronnasses et sales, qui se détachent et tombent, vilains cadavres au sol, rendues à la terre parmi la terre, au bout de tout cela, il y a l’hiver et le froid.

Or, le froid, c’est la mort. L’hiver, morte saison, claquemurons-nous dans les chaumières, ceps de vigne noirs comme os de jambon sec. Viande morte.
                L’automne, c’est l’avant-garde de la mort, l’antichambre du tombeau où se répète le Grand Oubli.
Je n’ai jamais complètement aimé l’automne. Je comprends aujourd’hui mieux pourquoi. Malgré les châtaignes et les premiers feux de cheminée, malgré les rutilances des montagnes et les cèpes gras, l’automne gangrène souterrainement la vie.
                Premières gelées enveloppant les matins de leur suaire blanc, l’on sent bien que la mort est là, tout près. Au bout.
La nature, elle, renaîtra au printemps, fraîche et lavée par les eaux des glaciers, petits ruisseaux  qui chahuteront dans leur nouvelle innocence, dévalant les pentes en rigoles pour mieux étriller les jeunes pousses et les bourgeons. La nature sera en son enfance. Printemps, prime temps. Mais nous, pauvres humains, moins solides que tronc d’arbre ou pierre de torrent, combien d’automnes nous faudra-t-il pour retourner au sol, poussière rendue à la poussière ?
[…] la nature pourrissante, température douceâtre, un air de la Nouvelle Orléans. Le fleuve, toujours le fleuve.
Alors je regarde l’automne par la fenêtre, un cheveu tombe sur le clavier. Blanc. J’écoute un air de la Nouvelle Orléans, un air de funérailles, triste et entraînant à la fois, comme une feuille dans le vent.

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