lundi 27 avril 2015

Mets ta lepse, gamine!



Relativité, MC Escher.
Il y a quelques années, André Bellatore, un des professeurs de la Petite-Fille lui apprenait ce qu’était une métalepse. Il lui lisait Continuité des Parcs de Cortázar et prononçait ce mot bizarre.

Tu vois, là, c’est une métalepse narrative. 

Elle avait dû trouver le mot un peu pédant et ricaner pendant qu’il reprenait sa lecture. Elle, elle cherchait un jeu de mot. Mets ta lepse gamine ! Ma quoi ? Ta lepse… (mouais, bof) loin de deviner que cette trope, puisque c’est ainsi qu'on appelle les figures de style, que cette trope donc, était la clef d’une manne d’où s’échapperait, plus tard,  d’infatigables plaisirs.
Le soir, rentrée dans sa chambrée, cinquième étage d'une allée haussmannienne, avant la gentrification de Marseille, elle ricanait moins. André avait été clair : Écris une métalepse. De quoi se mordre les doigts. Faute d’avoir mieux écouté, elle avait regardé la biblio. Évidemment, Gérard Genette y figurait en tête. Mollement, elle avait tiré Figure II de ses étagères et tenté de mieux comprendre. 
Il était question du récit, de la diégèse et de ses différents niveaux : le lecteur, l’auteur, le narrateur, les personnages, les deux premiers faisant partie du réel, quand les seconds appartenaient au champ de la fiction, le narrateur pouvant lui-même se tenir hors de l’histoire, extradiégétique comme le disait Gégé, ou bien être un des personnages de celle-ci, intradiégétique, attention, vous commencez à prendre goût à la narratologie. 
Dans le récit classique, tout comme dans une maison proprette, on ne mélange pas les torchons et les serviettes. L'étanchéité des frontières est respectée. Mais voilà, il y a toujours des malotrus pour ranger les slips avec les caleçons.  Au théâtre, certains auteurs s’amusent à crocheter les portes. Shakespeare par exemple, ou Pirandello évidemment, gentlemen cambrioleurs.  Chez eux, les verrous cèdent  pour rejoindre les spectateurs. Mais la fiction peut, elle aussi, produire ce genre d'effets. Quand la frontière est franchie, on a affaire à une métalepse narrative. Voilà sa définition: toute intrusion du narrateur ou du narrataire extradiégétique dans l'univers diégétique (ou de personnages diégétiques dans un univers métadiégétique, etc.), ou inversement (Genette 1972, 244). Joie du paradoxe et de l’impossibilité logique (on ne peut être à la fois dans le film et dans la salle...) la métalepse est toujours ressentie comme une infraction. 

Dieu que l’outrage est bon !
         (La petite fille n’est qu’une vieille ado, elle n’en a pas fini avec la transgression.)
Plus largement, et plus tardivement, il a semblé à la petite fille que la métalepse pouvait être le paradigme du plaisir en littérature. 
Écrire, c’est provoquer sans arrêt ces glissements, faire de la métalepse à plein tube. Tu vois ton mari, ton enfant, le boulanger, entends une phrase dans le bus et glisses avec eux, les fais valdinguer sur les jambages des mots, tournoyer dans la bonde du O, un peu mijoter dans la cuve du U et c’est parti, ils se métalepsisent (attention, hapax): leur chair glisse, devenue papier. Ils rentrent dans la fiction, deviennent un peu plus eux ou autre, et là- silence et petite mort-  c’est l’orgasme du travestissement (ici, c’est Genet qui parle, un peu plus cul que Genette). 
Sous les drapes de la métalepse, comme au pieux, on peut changer de position. Ça marche aussi bien à l'endroit qu'à l'envers, mate un peu:

Tu lis Terminus radieux, débraillé, dans ton canapé. Tu ignores ce que fait Volodine à cet instant.  Petit à petit, mémé Oudgoul se lève, son fantôme de cellulose devient consistant. Ça y est,  elle est là- ou bien c’est toi qui te dématérialises dans le réacteur de la vieille. Tu n’entends plus le cow-boy respirer à côté de toi, tu n’es plus vraiment toi d’ailleurs : tu t’es métalepsisée, télétransportée, chaque parcelle de ta conscience et de ta mémoire devenues caisse de résonance et théâtre de vies minuscules qui ont grandi, grandi, comme le nez de Pinocchio, tu sais, le Mentir vrai d’Aragon, jusqu’à se détacher de toi et vivre sous tes yeux. Le ping-pong commence et tu frotterais presque ta joue contre celle de Volodine car lui non plus n'est plus là où il était. 
Mets ta lepse gamine !
OK, c’est parti !
La petite fille ne ricane plus, elle est droguée.   

            Eh eh, t’as de la lepse, t'as de la lepse ? 
Dis, c’est de la bonne ?  

Regarde comme elle est bonne, justement, tu goûterais presque aux plaisirs de la superposition quantique: 
- Je suis là... (moi)
- Non, là... (moi)
- En fait vous êtes simultanément là et là (c'est Shrödinger qui intervient). 
Le frisson est grand, le vertige profond et le plaisir presque érotique. Comme quoi, ils doivent avoir raison, les culs-bénis, de se méfier de la littérature: vaste lupanar dans lequel le narrateur s’agrippe à l'écrivain, pendant que le lecteur reluque, l'espace diégétique rendu moite, les pages comme les draps froissés, tandis qu'en franchissant les seuils on entre dans des alcôves, des bulles où les peaux se confondent et dans lesquelles on ne distingue plus, qui de la virgule ou de la langue vous effleure, si bien qu'on peut dire qu'en narratologie, ça copule à tous les niveaux. 



Pour les autres épisodes, c'est ici:

ALM/LAM/ MLA                           
Songe d'une nuit d'été
Ce qui reste

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