lundi 24 novembre 2014

Le monde sur le flanc de la truite, Robert Lalonde



A travers ce journal d’escapade, de notes des bois et de lecture, Robert Lalonde donne à voir les coulisses de la création, le mouvement de perception de la nature qui précède son dire, complété par la digestion des livres lus, les deux sources auxquelles puise l’auteur dans l'élaboration de son écriture.

Précieuses sont ces notes où l’on saisit le remuement qui permet au paysage extérieur de se transmuer en paysage intérieur, absorption nécessaire à la venue du texte.  Singulière mise en abyme de la création qui s’exhibe en train de se faire.

Lalonde raconte ses promenades autour du lac d’Oka, au gré des saisons, d'avril à avril, circonscrivant plus qu'une année, un cycle de saisons. Car il s'agit bien d'observation de la nature, d'abord. De humer le ciel, de débusquer l'animal, en quête de la surprise de l’instant, puis de dénicher dans leur gîte les mots à même de donner sens à l'expérience sensorielle, forme d'idiosyncrasie. Car l’écriture accorde alors au poète, en écho au monde, le sentiment d’avoir engendré à son tour:

Oui tiens, maintenant je sais pourquoi je jongle avec les mots et songe au monde reflété sur le flanc de la truite. C'est parce que je ne comprends l'univers que réfracté, réfléchi, renvoyé. Le monde dans l'eau… y en a-t-il assez de criques, de lacs, de rivières, de courants, de sources, d'eaux mortes, de marécages et de simples trous d'eau de pluie, dans mes romans ! Le monde pour ainsi dire redonné, sens dessus dessous, recréé. Le monde revisité de la fiction. L'écho du monde, cette création à l'envers et qui me donne l'illusion d'engendrer à mon tour. Bernard dit encore de la truite: « elle fait hors de l'eau des bonds de six pieds pour saisir une mouche et vole, pour ainsi dire, au-dessus des barrages les plus infranchissables ». Crayon en main, c'est ce que je crois faire aussi. Parfois. Comme l'écrit Annie Dillard, que je rejoins, après être rentré, le chien sur mes talons, et après avoir allumé un petit feu dans le poêle: « At its best, the sensation of writing is that of any unmerited grace...You search, you break your heart, your back, your brain and then---and only then---it is handed to you. From the corner of your eye you see motion. Something is moving through the air and headed your way. » (page 17-18)


On le constate, la prose de Lalonde est palimpseste, se tisse des mots des autres. L’innutrition devient dialogue avec les vivants mais aussi avec les morts, ces derniers ressuscités par la conversation, compagnons hors des lois du temps. Malicieux, Lalonde parle avec Giono, cherche une citation ici ou là pour éclairer l’hivernage de la grenouille ou le reflet du monde sur le flanc de la ouananiche. A l'aide de ces fragments d'altérité, il apprivoise la sienne propre, apprend par l'écriture à découvrir sa pensée, la malaxe avec celle des autres pour en tirer son miel. Le tout est digéré dans son carnet, qui devient creuset métisse, rappelant son héritage polyglotte, lui qui a appris le français, l'anglais et même des bribes d'iroquois. L'intertextualité créolise la langue : « bouillie pour poète, marmelade, compote, ou parfois simplement purée, blanc-manger, dans lequel je joue, comme l’enfant tannant avec ma cuillère […] Ça va dans le même trou, en effet, une béance, qui n’est jamais pleine, jamais rassasiée, la faim du poète ».
C’est avec cette faim qu’il cite Paoutovski, Dillard, Emily Dickinson, Flannery O’Connor… Avec eux qu’il tâtonne, tente de noter la chair d’une escapade, d’en extraire son « jus », de saisir l’odeur de l’hiver « un peu métallique, un peu comme le goût de la broche de clôture gelée ».
Chance inouïe, nous assistons alors à l’acte de création. Lalonde, qui est par ailleurs comédien, lève le rideau sur la scène de l'écriture et nous permet d’assister à la métamorphose du monde qui, reflété sur le flanc de la truite, se transmue en littérature :
Quand on écrit, et si on écrit vraiment, avec tout son corps, comme un peintre-danseur, si on lutte amoureusement avec les phrases, on trouve. Quelque chose qui ressemble à ce qu’on cherchait, qui est à la fois plus et moins que ce que l’on voulait, mais qui peut drôlement faire l’affaire, si ça s’installe bien et nous permet d’avancer. « It is like something you memorized once and forgot. Now it comes back and rips away your breath. » écrit Annie Dillard. 

Dans son mouvement de notes, on retrouve  la cadence hasardeuse des Essais de Montaigne. Mais ici, il s'agit moins de pensées que de sensations et la dynamique vagabonde titube jusqu'à trouver l'image, le rythme, pour qu'enfin soit possible, après de généreuses circumnavigations,  une éventuelle métamorphose du monde en sens. Mais cela dans le « le bougé de l’étoffe, [qui] laisse transparaitre les inquiétudes de l’ouvrier, les surprises d’un esprit aux aguets » comme pouvait l'écrire Michel Jeanneret à propos de Montaigne, propos que l’on peut aisément reprendre à l’instar de Lalonde. D’autant plus que la matière du poète est aussi foisonnante que celle de l'essayiste. Les sens sur-affluent, voraces, en chasse de cet infiniment petit dans lequel se reflète le gigantesque branle universel. 

Pour Lalonde, le lyrisme pourrait donc être une forme de salut, comme le suggère l’évocation de Françoise Loranger dont il rapporte ces mots: « A partir du moment où l’on cesse d’inventer le monde, être mort ou vivant c’est presque la même chose… »




mardi 18 novembre 2014

La petite fille et le cow boy




© Jorn Tomter
Depuis hier soir, la pluie lessive les champs et les arbres, les montagnes ont disparu, enfumées par le brouillard. Il fait froid. 

Pour chauffer la maison, nous ne disposons que de bois, geste ancestral qui s’accommode mal avec les exigences de la vie moderne. Le feu, c’est précieux, comme l’amour et les lames de couteau, ça s’entretient, vieux comme le monde. 

Mais là, faut partir, aller travailler, descendre dans la vallée et laisser le foyer s’éteindre, la maison en proie au vent, assaut de gouttes glacées, bourrasque hivernale. Ça s’engouffre dans les trous, putains de loirs qui percent la toiture, mauvais courant d’air qui serpente sous les portes, et je te parle pas des bardeaux mal jointés. De quoi maudire les anciens propriétaires, une belle paire de cinglés qui ont tout laissé se déglinguer. Mais y a plus urgent, elle te remet à ta place la nature. En deux coups de vent elle te rappelle à l’ordre : ici c’est moi qui tempête. 

Parce qu’en moins de deux, t’as perdu dix degrés. Alors t’as intérêt à retrousser tes manches et rabattre ton caquet. Si tu veux, je t’invite, pour comprendre. Ici, ton maître, c’est le froid. Mauvais seigneur, il te fouette. Va couper du bois, récolter des brindilles. Schnell übler Faulenzer. Range les mieux que ça, tes bûches, elles vont à vau l’eau. Pose-les sur une palette, et plus vite que ça. Quoi ? Y a pas de palette? Tant pis pour toi. Tu verras quand il pleuvra, mauvais ricanement. 

Toi, tu n’y a pas pensé, aux eaux de ruissellement. A ce petit troupeau de rigoles orangées qui vont dévaler les pentes et les ravines, joyeuse cavalcade qui viendra taper à ta maison, adossée à la colline, elles viendront à pied, elles taperont pas, même si la maison n’est pas bleue, juste adossée à la colline. Le froid, lui, il le sait. Il attend en ricanant, les mains dans les poches, que l’automne rapplique pour te rappeler à son bon souvenir.

Ça tarde pas.  

Depuis hier soir, la pluie lessive les champs et les arbres, les montagnes ont disparu, enfumées par le brouillard. Il fait froid et on n’avait pas pensé aux palettes. Va allumer un feu avec des bûches gorgées d’eau... 

Reste plus qu’à méditer, à l’abri sous les couvertures. 

Pas de chaudière ni de convecteurs qui te cajolent l’atmosphère. Ici, tu nourris ta cheminée ou t’as froid. Pire qu’un nourrisson, elle a toujours faim, La-Grande-Gloutonne. Alors faut du bois. Pas du Douglas dégueulasse qui t’encrasse les conduits. Ça déguste du solide, une cheminée. Les chênes de l’allée, elle les aime bien par exemple. Elle ronronne quand tu les enfournes, qu’elle te les lèche avec sa langue de feu, jusqu’à les fourrer jusqu’au trognon qu’elle en crève d’amour, la bûche, cramoisie de désir. 

Le feu, c’est de la baise vorace. 

Sans lui, c’est le froid et ses petites morts : rhumes, bronchites, ribambelle de glaviots et de renifle. Pour toi, passe encore, mais y a les enfants, longues nuits au chevet, veillées d’inquiétude, non merci, je passe mon tour. 

Alors tu te lèves, la nuit, pour lui donner à bouffer. A midi, tu reviens, une béquée pour maman, une pour papa, et rebelote au goûter, avant d'aller chercher la petite à l’école. Tu composes avec son appétit, toujours constant. Une bouche en plus à nourrir, en quelque sorte, immense surtout, invitée pas commode. 

Tu penses aux bergers grecs. T’aurais bien envie de te promener comme eux, avec ta férule, la braise toujours allumée au cœur de la moelle, prête à dégainer. Sinon, t’aimerais bien avoir le 06 de Prométhée. Dis, tu l’aurais pas par hasard? Il répond pas? Attends, j'essaye. Mais oui, c'est vrai, y a cette histoire d'aigle et de rocher. Pas facile de répondre, correspondant indisponible.

Alors tu penses aux grottes préhistoriques, à ces femmes qui gardaient le feu, qu’elles l’auraient mis dans des coffres-forts s’il y avait eu des banques. Tu penses aux indiens de Patagonie, à leurs voyages en pirogue, jamais sans un foyer, dévotement entretenu, sur son lit d’argile. Tu préfères pas penser à ce pauvre gars, vieux de cinq mille ans, qu’on a retrouvé dans les Alpes autrichiennes, recroquevillé sur son écorce de bouleau, quelques feuilles d’érables et trois tisons dedans. Salut l’australopithèque, on peut dire que t’es sacrément refroidi. Pour finir, tu penses au bouton on et off des convecteurs électriques, c’est ça le progrès, parfois c’est vachement bien, quand tu rentres et que t’as pas forcément envie de sortir la hache. 

Mais déjà tu réalises ta chance, tu goûtes aux petits progrès. Le briquet, les allumettes. Pas besoin de frotter deux bouts de bois comme un australopithèque. Enfin, je dis australopithèque parce que ça sonne bien, j’entends déjà les vétilleux ronchonner. Les premières traces de domestication du feu ont été retrouvées en Chine, il y a plus de 400 000 ans. Sales pinailleurs. Mais voilà, les Sinanthropes, ça parle moins, allez savoir pourquoi. 

Je reviens aux allumettes, petite fille, à leur odeur de soufre, haleine de cow-boy. Lui, il la gratte contre sa cuisse, l’allumette, parfois aussi, la petite-fille. Que la lumière soit et la lumière fut, beau comme un coup de foudre.

La petite fille et le cow-boy. 

Ça ferait un joli titre. C’est d’ailleurs celui que je vais donner à ce texte. Si, il y a un rapport, vous allez voir. 

Parce qu’après, devant la cheminée, un peu ivre de chaleur, je me mets à rêvasser. Et si on bazardait les voitures, chéri, un âne et un cheval, une crèche et des enfants! Faudra juste prévoir la férule...

Il m’écoute en souriant, mâchonnant une chips comme un cow-boy mâchouille son brin d’herbe.

On recommencerait tout depuis le début. Bethléem, les grottes de Tautavel, allez, les Sinanthropes puisque ça fait plaisir aux ronchons… On grimperait dans les chênes comme des singes, avant de les couper... 

Le feu crépite, la petite fille s'enflamme.

Alors le cow-boy lui caresse la tête et lui rappelle que c’est pas elle qui coupe le bois. OK gamine ? 

La nuit tombe, il commence à faire noir. 

Je me lève et me dirige vers l’interrupteur. Que la lumière soit et la lumière fut.
Merci Edison.

            La petite-fille, sale merdeuse, elle aime pas le froid ni le noir. Elle aime juste jouer à la peur, dans sa cabane dorée, raccordée à l’électricité. 




Pour les autres épisodes, c'est ici:

ALM/LAM/ MLA                           
Songe d'une nuit d'été

mardi 4 novembre 2014

Krasnoyarsk blues

Parc Stolby, Krasnoyarsk © Laurine Roux


On entre en Sibérie.

Moi je sentais déjà sous mes pieds le tapis d’épines feutré comme un couloir de noblesse, avant la diaspora, couleur de pin, mélèze, épicéa. J’entendais le son clair du vent dans les bouleaux, et que je caresse le blanc des troncs qui frise, sacrée barbe de patriarche.  Peut-être qu’on apercevrait l’oiseau de feu, si on s’essoufflait pas trop vite, près de la vieille souche, dans laquelle avait été creusé le pilon de Babaïaga.

Je vous l’ai dit, avant de partir, j’écrivais  un roman. Ca romançait dans ma tête. Les Sibériques. L’idée du titre, elle venait de Christophe, cours Belsunce, entre café et café. Vodka, elle, elle aurait préféré Igor. Elle disait que c’était plus juste, sobre et lyrique, ça collait davantage au texte. Je crois qu’elle avait raison. Mais voilà, j’aimais bien Les Sibériques parce que ça allait profond, comme un soc dans une ornière, jusqu’aux Bucoliques. Prétentieusement, j’avais l’impression d’être au champ avec Virgile.  C’était classe. Ma petite églogue russe. Alors j’avais marqué Les Sibériques sur la page devant. Rien qu’en me le répétant, j’entendais crépiter les épines d’épicéa sous ma langue, le son clair du vent lessiver les fatigues. Je frissonnais quand la barbe des bouleaux, sacrés patriarches, me chatouillait le flanc.  

Bref. Je fantasmais pas mal.

Et maintenant, nous y étions. Krasnoyarsk, porte de la Sibérie. Première étape de notre traversée sibérique. Je sais c’est un néologisme, mais je viens d’en parler, c’est fait exprès, parce qu’on y entend crépiter les épines d’épicéa, enfin, ne m’obligez pas à répéter, vous avez très bien compris.  

Krasnoyarsk, vestibule des chimères. 

Pourtant, j’aurais dû me méfier. Ma grand-mère me l’a toujours dit, sois littérale, la terre retourne à la terre, te perds pas avec les étourneaux. Elle avait raison. En russe, Krasnoyarsk vient de Krasni Iar  qui signifie « ravin rouge ». J’aurais dû me douter. Ici, on est au bord du gouffre, faut pas rigoler, en moins de deux tu te retrouves au fond. On a le sens de la tension tragique.  Krasnoyarsk, c’est dur et ça gifle, y a pas de tapis d’épicéa. Le mot, il te taloche dans la bouche, rocailleux et sec, on sent qu’on peut crever, que c’est dégueulasse, on y mourrait salement. Avec un nom pareil, pas de présomption d’innocence.

C’est bête, parce que pas loin, il y avait des villes qui auraient roulé dans la bouche. Komsomolsk-sur-l'Amour. Vous la sentez déjà, la caresse, avant même d’avoir fini le nom. Je comprends pas pourquoi on n’est pas allées à Komsomolsk-sur-l'Amour, mettre du miel dans notre vodka. Là-bas, il n’y aurait pas eu d’usine d’aluminium, de gonds qui grincent, il n’y aurait pas eu de remous, mauvaise odeur de corruption, salut Bykov et fais pas la gueule. A Komsomolsk-sur-l'Amour, on se serait fait des câlins.

Ici, ça grince et c’est pas content. Alors ça boit, autant que coule la Ienisseï. Ça aimerait bien baiser aussi, mais c’est trop bourré. Pourtant, elles chaloupent sur les bords du fleuve, les grandes blondes, hanches à bâbord et à tribord, la poupe au vent, qu’elles vous emmèneraient loin de ce merdier. Mais non. Ça préfère la vodka.

La ville s’étend sur 172 kilomètres,  vaste ulcère rongeant les forêts. C’est injuste, je sais, et très péremptoire. Ты нехорошо ведёшь себя. T’es pas gentille. Y a un million de Russes qui vivent là, le bortsch en famille, le baiser du soir déposé sur le front, et que je remonte la couverture parce qu’il fait froid, on ira voir babouchka dimanche, ça vit doux, ça parle chaud, ma chérie, mon amour. 
Krasnoyarsk © Laurine Roux
C’est vrai, seulement voilà. Même si c’est terriblement injuste, j’ai eu l’impression d’arriver dans un trou. Ravin-Rouge, la ville qui engloutit tout. 

S’y engouffrent tous les chagrins, source d’un immense fleuve où se déversent par seaux entier, la suie et le charbon de l’âme. Regardez-les filer le long de la Inenisseï, les ombres grises des décabristes, exilés par le tsar. Elles mélangent leurs pleurs à ceux qui ont péri au Kraslag, livide cortège qui accompagne les décadences postsoviétiques. Il y pleut 129 jours par an, sans compter les foutus 134 jours de renifle, suivis de ceux où ça patauge dans la boue, quand la neige fond.

A Krasnoyarsk, on a rencontré Jeanne, dans le bus 50. Elle se demandait aussi ce qu’elle faisait là. 

On a rencontré Sergueï, tellement bourré qu’il ne savait plus ce qu’il faisait nulle part.

Alors, on a pris le téléphérique, pour gagner les mélèzes et leur tapis d’épines d’épicéa. Mais là-haut, au sommet de la montagne, des haut-parleurs dégueulaient une soupe infâme de techno, le long des troncs d’arbre. 

Alors on a préféré retourner au fond du ravin rouge, être littérales, la terre qui retourne à la terre et tout ça. 

En descendant, j’ai pensé à Agrippa d’Aubigné. Au début, j’ai pas compris pourquoi. Plus tard, dans la nuit, j’ai fait le lien. Les Sibériques, c’était un titre que j’aimais bien. Ça sonnait vert, comme Virgile dans ses Bucoliques.  J’avais jamais pensé que ça pouvait sonner rouge, comme les Tragiques d'Aubigné, et boucler la boucle, avec Krasni Iar.

Pour les autres épisodes, c'est ici:
  1. Prologue
  2. Moscou, cathédrale Basile-le-Bienheureux.
  3. Danse macabre sur la Revolioutsii Plodstadt
  4. Dents d'Or
  5. Le chaman et le sergent Hartman
  6. Y a bon banya

Avant, je croyais que le jetlag c’était un nom de cocktail

Transsibérien, ©Laurine Roux

  Avant, je croyais que le jetlag c’était un nom de cocktail, comme le Gin Fizz ou le Blue Lagoon, élégant. Je pensais pas qu’un jour je m’en prendrais un dans la gueule, plus puissant qu’un baril de pétrole ingurgité à l’entonnoir. 

 

C’était avant le trajet Moscou-Krasnoyarsk.
Kilomètre 2000. La Provenitza passe sa tête par la porte.
- Kak da la? 
- Nié karoutcho... 
(- Ca va? 
- Pas super...)

Cela fait trois jours que le train roule. Trois jours ? Trois heures, trente ou trois mille kilomètres, je sais plus trop où l’on est, davantage l’impression d’avoir avalé trois litres de vodka, la gueule en bois, comme ceux derrière la vitre.

-          Des malaises… que j’ânonne, la langue pâteuse.
-          … des mélèzes, répond Vodka qui relève à peine sa tête du livre.
Je veux - peux pas la contredire, trop fatiguée. Elle supporte bien mieux le décalage horaire. A un moment donné, elle a dit On a dépassé Omsk. Elle sait où on est. Un roc. Fabriquée en acier de l’Oural, pendant que je barbote dans le jetlag comme dans un cocktail tiède.

Il paraît que l’organisme s’adapte mieux aux voyages vers l’ouest. C’est le résultat d’une étude sur les rongeurs. Ils crèvent plus vite quand on simule une avance dans le temps, moins quand on allonge les cycles. On aurait dû aller à Las Vegas, boire des cocktails, je sais même plus ce qu’on va foutre à Pékin. Manger du chien, répond Vodka, sans lever la tête de son livre. Elle apprend par cœur la Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France. Saint-Polis dit qu’elle est née au dix-neuvième siècle, sortie d’un roman de Balzac. Je veux bien le croire. Elle connaît déjà par cœur les cent premiers vers. Je retiens même pas les trois premiers.

En ce temps-là j’étais en mon adolescence
J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance
J’étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance



C’est ça. Être à 16000 lieues du lieu de sa naissance, même plus loin, trop près du bout, là où le chemin se termine. Voilà, l’angoisse monte, faudrait dormir mais c’est simplement impossible, les deux pieds au bord du gouffre, au sommet de l’Oural.  Vodka lève la tête de son livre. 

On a dépassé Novossibirsk, tu crains rien. 
Elle a ensuite acheté des beignets à la Provenitza qui criait, Kousné Kousné, comme les ambulants haranguait jadis dans Paris.

 Vitrier, vitrier ! De belles vitres, de bons carreaux !
A la fraîche, qui veut boire ? Deux coups pour un liard ! 

Celle-là, elle aurait dû vendre des marteaux. La pâte à chou est fourrée de purée, plateau d’enclumes. Vodka en a mangé trois et s’est couchée. En moins de minutes elle s’est endormie. Un personnage de Balzac, propriétaire d’elle-même, quand chez moi ça fuit à tout-va, verre bien fêlé. 
Minuit est passé. Un nouveau voisin entre dans le compartiment. Il parle russe. 
-         Ia né ponimayou, mon pauvre, je pige que dalle.

Plus tard, bien après le voyage, j’ai lu que la période d’adaptation au jetlag pouvait être très longue et même se compliquer de réactions chaotiques à distance, un peu comme celles qu’on observe dans l’océan, qui aboutissent à la création des grandes vagues scélérates.

Elle n’a pas tardé, la Scélérate. Je la sentais arriver depuis le début, en lame de fond. C’est elle qui avait hérissé l’Oural puis arasé souterrainement les plaines, elle encore qui nous portait sur sa crête, faisant courir le Transsibérien à travers terres, l'empêchant de freiner, ce qui aurait atténué le jetlag,  mais non, elle le balançait en avant, hue cocotte, direction Krasnoyarsk, et que je grogne à l'arrivée en gare, échouant les passagers sur les bords de la Ienisseï comme des phoques effarés.
Vodka avait dormi, solide bouée pour surnager dans l'horreur de Krasnoyarsk. Moi, j’étais si lessivée que je me serais noyée dans un verre de Jetlag même si je sais maintenant que c’est pas un cocktail.

Pour les épisodes précédents, c'est ici:
  1. Prologue
  2. Moscou, cathédrale Basile-le-Bienheureux.
  3. Danse macabre sur la Revolioutsii Plodstadt
  4. Dents d'Or
  5. Krasnoyarsk blues
  6. Le chamane et le Sergent Hartman

Dents d'Or


Transsibérien © Laurine Roux
            Moscou. Nous attendons à la gare Kazanskii Vogzal,  quai 2, il est 12h50.

Le billet indique que nous devons monter dans la voiture 8. Pour y parvenir, va falloir faire la queue. Encore. Tout prend du temps ici. Et c'est pas prêt de s’arrêter; trois jours de train pour arriver à Krasnoyarsk.

J’observe la file d’attente. 

Qui, de la babouchka au bonnet vert, le visage fripé, les plis plein d’histoires et la valise de pelotes de laine, du groupe de jeunes appelés, cheveu rasé, haleine traînante de vodka et gestes brusques, de ce couple usé, accompagné de cet enfant dont les épaules plient, omoplates de chauve-souris ; qui d’eux, de lui, d’elle, parmi ces visages slaves, ovale blanchâtre à crémeux, pas une couleur de plus, qui, parmi ces Visages-Pâles, va partager l’intimité de ce voyage ?

Comme on met du lait dans sa vodka, douceur et amertume du russe blanc, le désir se dilue dans la crainte.
Trois jours de train.
Autant de minutes étirées en heures, suffisamment de temps pour livrer son corps à l’autre, dans l’exiguïté du compartiment. D’habitude, le corps, on le donne à ceux qu’on aime. Pour eux le visage endormi, les frôlements de jambe, parfois d’épaule ou même de fesses. A eux seul, la position fœtale, toujours du côté droit. Rien qu’à eux le sommeil, rémission de la journée, où l’on s’entend respirer,  où tout s’avachit, et dieu sait qu'il en faut de l'amour pour supporter autant de relâchement, bouche ouverte qui flop-flope et que je bave un peu sur l’oreiller, alors oui, décidément, pas de quoi trépigner.

A nous l’intimité du compartiment. Le Compartiment, ça porte mal son nom. On pourrait croire à un caisson, une subdivision du wagon qui va cloisonner, protéger de l’autre, de l'extérieur. Que dalle.  Dedans, c’est bruit de bouche et mastication à tout va, que je brûle les étapes, comme on baiserait avant de dire bonjour.
Et puis, pourquoi pas...

Nous, on va peut-être pas baiser tout de suite. La babouchka, je suis pas sûre qu’elle ait prévu les capotes, elle a juste des magasines qui dépasse de son cabas. Les militaires, c’est moins évident, et puis tu sais, je préfère pas savoir. On va juste partager les kilomètres, histoire de s'user en même temps, comme si on avait déjà baisé et qu'il ne restait plus qu'à vieillir côte à côte.

Allez, c’est cadeau, on pourra regarder par le trou de la serrure sans se faire taper sur les doigts. Pour une fois réaliser le vieux fantasme de la promenade, quand tu marches dans les rues le soir, et que tu regardes les fenêtres éclairées. Derrière le rideau, y a quoi ? Un homme, une femme, peut-être des enfants qui courent autour de la table en riant, en criant, y en a même un qui se casse la gueule, la mère a ciré le parquet, l'autre rigole, le chien aboie. Peut-être qu'il n'y a pas d'enfant, seulement le chien qui aboie, pour remplacer les gamins,  ou juste un poisson rouge, parce que la vieille n’a plus la force de sortir le chien, qui est mort de toute manière, qu’elle s’en est jamais remise, pour ça justement qu’elle a choisi un poisson, on s’attache moins, y a juste à tirer la chasse à la fin.

La machine est lancée.

Les odeurs, maintenant.
Intérieur bourgeois, vapeurs de bougies et d’encaustique, ça molletonne derrière les rideaux de velours, allées haussmanniennes. Plus loin, du côté des bas quartiers, ça sent la cuisine sans hotte, oignons frits et patates bouillies qui gouttent sur les fenêtres. Mets pas tes mains sur les vitres, putain, c’est pas toi qui nettoies! Ah, tu me dessines un cœur, chéri, mignon mon mignon tout mignon. Mais oui mon Doudou, tu peux écrire ton nom, je nettoierai…  Ça, tu peux l'entendre boulevard Haussmann également; il ratisse large le pédopsychiatre.

On entend des voix, là, tout près.
Tends l’oreille, tu verras. Quoi, ça chuchote? Ah, approche toi, vieux pervers, c'est peut-être des amants, qui se cuissent, se jambent et s’annexent dans les draps. Pourquoi tu fais cette tête, t'es déçu? Ce sera sans doute un simple complot de frère et sœur, sous les couvertures… 
Parfois éclate un rire, jamais de pleurs. Les larmes ne traversent pas les murs.

Pas besoin de jumelles, on sait qu'il y a des vêtements jetés sur une chaise. Ils se sont mis à l'aise dedans, pas de spectacle, on peut avoir la cerne et le cheveu gras.

Mais ici, dans le compartiment-couchette, aucun mur ni serrure: à toi la crudité du temps qui passe et des bruits de bouche; la fenêtre est grand ouverte. Pas mieux que ces lendemains d'aventure, quand le jour dévoile brutalement les corps et qu'il sonne bizarre le un sucre ou deux? Foutus réveils où l'on se sent encore plus à poil. 

Voilà. J’appréhende un peu, donc.

On monte.
Comme dans une maison bien tenue pour un premier rendez-vous, des rideaux en dentelle sont accrochés aux fenêtres. Mon cœur bat en cherchant nos couchettes.

            Les couchettes, quand on y pense, c'est des petites couches, on sent qu'il pourrait s'y passer des choses, des petites coucheries par exemple. C’est d'ailleurs une sorte de coucherie qui va avoir lieu bientôt, voiture 8. On y partagera les corps, la toilette, les matins, bâillement et mauvaise haleine, pas moins déboutonné qu’un pelotage dans des toilettes de bar. 

J'appréhende un peu, tu comprends.
Bon, faut pas exagérer, trois petites nuisettes, ça va pas nous tuer, c'est léger une nuisette, souvent en satin. Et puis il y aura La Provenitza, qui surveillera tout ça du coin de l’œil, comme une Mère Supérieure, en faisant semblant de s'occuper du samovar. 

Vodka pousse la porte du compartiment. Il est déjà là, assis. Pour l’instant, il ne sourit pas et hoche la tête. 

Plus tard, quand les bagages auront été défaits comme les langues, il dévoilera une rangée de dents en or.

Dents d’Or.

Notre premier compagnon de fortune, ou d’infortune, va savoir. L’or, ça brille, alors disons que c’est un signe de fortune. De chance, rien n’est moins sûr. 

Pour les autres épisodes , c'est ici:
  1. Prologue
  2. Moscou, cathédrale Basile-le-Bienheureux.
  3. Danse macabre sur la Revolioutsii Plodstadt
  4. Avant je croyais que le Jet Lag c'était un nom de cocktail
  5. Krasnoyarsk blues
  6. Le chamane et le Sergent Hartman



Danse macabre sur la Revolioutsii Plotchad

1.02.1924, Premier mausolée de Lénine
Moscou, 23 juillet


              La Place Rouge, Revolioutsii Plotchad, est décidément un drôle d'endroit. Non contente de s'ériger sur la dépouille extravagante de Basile le Bienheureux, elle abrite, ad vitam aeternam un invité bien curieux:

Vladimir Ilitch Lénine, jalousement conservé par le Parti depuis sa mort, en 1924, dans un lourd tombeau de granit, adossé au Kremlin. 

Ici, c'est mieux qu'une boîte de nuit; l'entrée est gratuite, et pas que pour les filles. 

Est-ce bien de s'y rendre? A quoi bon? 
Nous nous posons vaguement la question et puis, comme on est là...

Sur place, on cherche des infos. Il y a des tas de gens qui font la queue à différents endroits. On est un peu perdues. Un étudiant syrien nous renseigne:

-  Ici, tout est interdit, sauf de boire. Vous devez: faire-la-queue-pour-déposer-votre-appareil-photo, faire-la-queue-pour-déposer-votre-téléphone-faire-la-queue-pour-déposer-votre-sac-faire-la-queue-pour-passer-les-portiques-de-sécurité-faire-la-queue-pour-entrer...
Alors on fait la queue-la-queue-la-queue-la-queue-la-queue.

Au bout, commence une étrange danse macabre. L'entrée se passe en file indienne devant le cube de granit. Il fait noir, froid, 16,6 °C doublés d'un taux d'humidité de 70 % - Pour que les tissus ne se décomposent pas, lis-je dans le guide tout en glissant sur le sol de marbre lisse.

La file des visiteurs est ininterrompue, la cadence rapide. 

On doit fait le tour.

Comme dans un manège.

Ça y est, c'est à moi. 

                 Je retiens un peu mon souffle, je sais pas trop pourquoi. Tout se bouscule dans ma tête. L'idée de voir un mort, sûrement, mais aussi le souvenir de ma grand-mère qui était communiste, ou plutôt qui le fut avant d'être exclue par sa propre cellule, dissidente intellectuelle, je pense à l'aporie du Parti, des utopies, j'ai froid, la lumière est rosâtre, ça y est, il est là, Vladimir Ilitch Lénine, devant moi, sans yeux, c'est affreux, je me demande s'ils lui changent de temps en temps son costume, l'idée est saugrenue, comme le cercueil en verre, comme la situation, j'ai froid, à cause de ce visage cireux, de cette tête qui a eu des yeux, dans laquelle il y a eu des idées, plein, mais qui n'a même plus de cerveau, pas plus que d'yeux, eux qui ont vu son frère pendu, toisé Kamenev, Zinoviev, Staline et même Trotski, j'ai froid, à cause de ces mains-là, inertes, qui ont serré les leurs, étreint Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa, je pense à elle, qu'ils n'ont pas écoutée, pas plus que lui, parce qu'il ne voulait pas être là, lui non plus, comme ça, sans yeux, les bras bêtement le long du corps, elle le leur avait bien dit, en 1924, mais ils lui ont arraché son corps, triste Nadejda, je regarde son mari, du moins ce qu'il en reste, lui qui voulait être enterré près de sa mère, à Saint-Peterbourg, où il fait certes froid aussi, mais où il y aurait eu Maria Oulianova, c'est chaud une mère, même quand elle est morte, plus que des inconnus à la queue leu leu, des types, comme celui devant moi, qui portent des T shirt avec une faucille et un marteau dans le dos, qu'est-ce qu'il s'en fout, hein, Vladimir, des produits dérivés CCCP, lui qui n'a même plus d'yeux pour pleurer tout ça, va savoir s'il en a jamais eu quelque chose à faire, de la penderie, pour preuve, est-ce qu'il se plaint de la cravate à pois qu'on lui a nouée autour du cou, c'est pas très sérieux les pois pour un mort, est-ce que  ce sont seulement des pois, je n'arrive pas à voir, j'ai oublié mes lunettes, pas très sérieux de ma part, comme la situation en général, pas très sérieuse, on n'aurait pas dû venir, je le savais, alors je compte les pas avant la sortie, il fait trop nuit chez les morts, un, deux, trois, pas besoin de compter jusqu'à 1 million, la porte n'est pas loin, un million quand-même, c'est ce qu'ils ont gagné avec la formule secrète pour éviter la décomposition, l'institut est par resté public longtemps, y avait un million à la clef, tout de même, c'est pas rien, mais c'est pas ça qui va le réchauffer, lui, sous sa cloche, ni moi, de toute façon on me pousse dans le dos, bystro, bystro* faut se dépêcher, tout le monde veut sa part du cadavre, allez, salut les morts, il fait trop froid chez vous.

      Dehors, Vodka reste silencieuse, elle a le bout des doigts gelé. Et comme cela nous arrive parfois, privilège des âmes sœurs, on prononce la même phrase au même moment: pas sûr qu'on aille voir Mao dans son mausolée, à Pékin.

* Vite, vite. 



Moscou. Cathédrale Basile le Bienheureux, 22 juillet.

Moscou © Laurine Roux
         Elle émerge, colorée, ventrue, un peu grotesque et appétissante , au bout de la Place Rouge, confiserie architecturale "croustillé[e] d'or" * ; style pâtissier.

       Edifiée par Ivan le Terrible, elle abrite le tombeau de Basile, le seul homme que craignit le tsar. Un fou, un sot, un saint, on ne sait pas trop.
      Basile le Bienheureux, iourodivy, membre de l'ordre des Fols-en-Christ, qui déambulait, raconte-t-on, nu, couchant sur le bord des routes à la belle étoile, se plaisant à s'enchaîner, bien azimuté, Saint-François KO

Basile est enterré, là, sous la cathédrale, à l'emplacement d'une ancienne église érigée sur sa tombe. Je me dis que sa folie a poussé comme un arbre. Elle a irradié les pavés de la Krasnaïa plotchad, prospéré dans les pierres, les interstices, devenue racine tenace et fait proliférer ces tours saugrenues, curieux sucres d'orge géants, presque indécents. Salut, bienheureuse dépouille qui engendra tant de déraison!

En marchant sur la place immense, je m'interroge. La folie de Basile aurait-elle pu contaminer la terre plus profondément, jusqu'à instiller sa tangence dans le caractère des russes?  Telle sera ma quête le long de ce voyage qui se déroulera, comme une langue de belle-mère, pouet pouet, sur neuf mille kilomètres. Neuf mille kilomètres! N'est-ce pas extravagant pour un pays de faire trois fois le diamètre de la Lune, caprice géographique!
 
Dans mes écouteurs, Iggy chante I wanna be your dog. Je l'imagine se tortiller. Bien cinglé aussi celui-là. Pour l'occasion, je le surnommerai Iggy POPE.

* Blaise Cendrars, Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France

Pour les épisodes, c'est ici:
  1. Prologue
  2. Danse macabre sur la Revolioutsii Plodstadt
  3. Dents d'Or
  4. Krasnoyarsk blues
  5. Le chamane et le Sergent Hartman
  6. Y a bon banya